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principe de la liberté religieuse, il se donnait l’orgueilleux plaisir de montrer combien la France était encore éloignée du but que l’Amérique avait atteint. « L’édit sur les protestans, si longtemps attendu, vient enfin de paraître, écrit-il. En voici une analyse. Il reconnaît aux protestans le droit d’engendrer des enfans, le droit de mourir, le droit de nuire à la salubrité publique quand on ne les enterre pas (jusqu’ici les lois leur refusaient ces divers privilèges). L’édit ne les autorise ni à penser, ni à parler, ni à prier Dieu. Il énumère toutes les humiliations qu’ils continueront à subir, tous les fardeaux injustes qu’ils auront à supporter. Que faut-il penser de la condition de l’esprit humain dans un pays où une aussi misérable concession a causé des convulsions au sein de l’état ? Et combien nous devons bénir notre situation, nous qui vivons dans un pays dont le plus ignorant campagnard est un Solon en comparaison des auteurs de cette loi ! » Ce n’était pas seulement de la liberté de son pays et de l’esprit politique de ses concitoyens que Jefferson était fier ; au moment où tant d’observateurs superficiels regardaient la révolution américaine comme avortée, et doutaient que la nouvelle république pût jamais se faire admettre dans la famille des nations, il avait foi dans l’avenir des États-Unis, et il parlait de leur force d’expansion avec toute l’insolence d’un annexioniste américain de nos jours. « Notre confédération est le nid destiné à peupler l’Amérique au nord et au sud ; mais gardons-nous d’exercer trop tôt une pression sur les Espagnols. L’immense territoire qu’ils occupent ne peut être provisoirement en de meilleures mains ; toute ma crainte, c’est qu’ils ne soient trop faibles pour le conserver jusqu’au jour où notre population sera en état de le leur enlever pièce à pièce. »

Ce sentiment hautain des grandes destinées de sa race ne suffisait pas à mettre Jefferson au-dessus des petites susceptibilités d’amour-propre national. Souvent blessé par les sarcasmes des journaux anglais, son patriotisme était même devenu singulièrement irritable, et se manifestait parfois avec une naïveté amusante à observer chez un homme aussi peu naïf. Les fermiers du New-Jersey mettaient depuis longtemps à leurs charrettes des roues dont la circonférence était d’une seule pièce. Un charron de Londres, auquel Franklin avait révélé ce fait, vint à prendre un brevet pour exploiter sa découverte. Je ne sais quel journal français lui en attribua tout le mérite, et affirma, dans son enthousiasme pour la merveille du jour, que l’ouvrier, homme fort lettré, avait puisé son idée dans Homère. Jefferson se crut obligé de prendre la plume : « Voilà encore, écrivait-il à M. de Crèvecœur, qu’ils nous volent une de nos inventions pour la donner aux Anglais… Si l’idée est d’Homère, nos fermière ont seuls pu l’y trouver. Ce sont les seuls fermiers du