Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/572

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui tiennent autant de la légèreté que de la force, et qui indiquent plus de goût que d’aptitude pour les généralisations philosophiques. Il veut se rendre compte de ses idées, de ses passions, de ses instincts, et il les exagère en les traduisant en maximes tranchantes et hasardées qu’il a le bon sens de ne pas prendre trop au sérieux ; il se lance dans des théories qui auraient paru chimériques à Rousseau et anarchiques à Babeuf, sans perdre jamais entièrement en présence des faits, dans le conseil ou dans l’action, cet esprit politique et cette intelligence de la liberté qu’il avait reçus en héritage de ses pères, et qui ont manqué à tous les radicaux français.

Il arriva le 6 août 1784 à Paris, porteur de ses instructions. Franklin ne put s’empêcher de leur faire un accueil un peu ironique : « Vous voyez, écrivait-il à John Adams, qu’on nous a taillé bien de la besogne. Nous avons à conclure en deux ans des traités avec quelque chose comme une vingtaine de puissances : nous ne pourrons pas manger le pain de paresse, et de peur que nous ne nous laissions aller à trop manger, nos maîtres viennent de diminuer nos appointemens. J’approuve leur économie, et je vais l’imiter en diminuant mes dépenses. Nous avions trop bien traité nos compatriotes lorsqu’ils venaient ici. De retour chez eux, nos hôtes se sont empressés de raconter à notre désavantage notre libéralité excessive ; on en a été choqué. À l’avenir, ils n’auront qu’à se contenter comme moi de bœuf rôti et de pudding. Les lecteurs des journaux du Connecticut ne seront plus épouvantés par les récits de notre extravagance. Pour ma part, si je pouvais me mettre à table en face d’un morceau de leur excellent porc salé et de leurs potirons, je ne donnerais pas un liard de toutes les recherches du luxe parisien. »

C’était surtout des recherches de l’esprit français que Jefferson était avide ; il ne tarda pas à se convaincre qu’elles auraient à le dédommager de bien des déceptions, et à lui tenir lieu du plaisir de faire grande figure et d’accomplir de grandes choses pendant son ambassade. Les États-Unis étaient alors justement décriés dans le monde. Le congrès payait encore moins ses créanciers que ses agens ; les négocians américains imitaient le congrès ; les tribunaux américains protégeaient les négocians ; les législatures locales encourageaient les tribunaux, blâmaient le pouvoir central de ne point approuver leur sympathie pour les banqueroutiers, refusaient d’obéir à ses réquisitions, et usurpaient ses fonctions sans pour cela mieux remplir les leurs. On pouvait croire et l’on croyait en Europe qu’il n’y avait plus en Amérique ni gouvernement ni justice. Le moment n’était pas opportun pour rechercher des alliances. Malgré le respect dont Franklin était entouré, et qui rejaillissait dans une certaine mesure sur ses collègues, leur situation était souvent désagréable et fausse. Assainis par les réclamations d’anciens officiers