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trop facilement telles, il resta impuissant et inactif. Arnold, suivi de quelques centaines de soldats, put impunément se jeter sur la Virginie comme sur une proie, pénétrer jusqu’au cœur d’une province qui se vantait de compter cinquante mille hommes de milice, occuper la capitale, chasser devant lui le gouverneur et l’assemblée, et se replier sur la côte après avoir tout saccagé sur son passage. Cette brusque invasion devint le signal d’une série de razzias qui coûtèrent plus de soixante-quinze millions de francs aux propriétaires virginiens, et mirent plus d’une fois la vie des patriotes en danger. L’assemblée, réunie à Charlotteville, faillit tomber tout entière entre les mains du colonel Tarlton. Surpris lui-même dans sa maison par un corps de cavalerie, Jefferson ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval. « Croirait-on, a-t-il dit, que cette fuite est devenue, entre les mains des hommes de parti, la matière de je ne sais combien de volumes d’injures ? On l’a chantée en vers, et l’on a dit en humble prose comment, oubliant le noble exemple du héros de la Manche et ses moulins à vent, je m’étais refusé à entrer seul en guerre contre une légion, et à accepter un combat dans lequel il eût été glorieux de vaincre. » Jefferson ne s’est jamais senti fort jaloux d’imiter don Quichotte, et il y aurait mauvaise grâce à le lui reprocher, si, dans un temps où tout citoyen se faisait soldat et où tout gouverneur pouvait se trouver transformé en général, il n’eût pas été forcé de reconnaître un peu trop tard son peu de vocation pour le métier des armes. « A la fin de la seconde année de mon administration, je me démis de ma charge. Le pays était sous le coup d’une invasion ; les services militaires pouvaient seuls être utiles. Ne me sentant pas préparé par mon genre de vie et mon éducation au commandement des armées, je crus devoir ne point me placer sur le chemin de talens plus appropriés que les miens aux circonstances où se trouvait alors le pays. Je proposai donc moi-même à mes amis dans la législature de nommer gouverneur le général Nelson, qui commandait la milice de l’état. »

À tort ou à raison, les masses ne sont guère disposées à comprendre des actes d’abnégation de cette nature. Accusé par la clameur populaire de n’avoir pas su mettre le pays en état de défense, d’avoir trop veillé à sa sûreté personnelle et d’avoir abandonné au moment du péril un poste qu’il devait à la confiance de ses concitoyens, Jefferson fut un instant menacé d’être appelé à répondre de sa conduite devant l’assemblée générale. Bientôt pourtant la prise de Yorktown par Washington vint faire oublier à la Virginie les souffrances qu’elle avait endurées, dissiper l’irritation publique, et rendre l’opinion à des sentimens plus indulgens ou plus justes. La demande de mise en accusation n’eut pas de suite, et l’assemblée, émue de l’humiliation excessive qui avait été infligée à Jefferson, adopta