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que les idées de droit, de justice et de liberté mises en mouvement par la guerre de l’indépendance eussent perdu leur empire, avant que les esprits fussent rentrés dans leur ornière égoïste et matérialiste, et que le mal fût devenu assez invétéré et assez insupportable pour qu’on ne pût le guérir qu’au prix de convulsions sociales dans lesquelles les droits de l’humanité et l’unité de l’Amérique sont également exposés à succomber. L’esclavage, c’était le seul privilège odieux de l’aristocratie virginienne, le seul obstacle à l’amélioration du sort de la classe inférieure, la seule cause sérieuse de division entre les états du nord et ceux du midi, le seul germe de mort qu’il fût urgent d’extirper du sein de la jeune société américaine.

À ce fléau public, Jefferson n’a su opposer que de bonnes intentions. Ce réformateur téméraire, ce logicien impitoyable qui n’avait pas hésité à sacrifier brusquement à de fausses théories l’organisation traditionnelle de son pays, s’en remit à l’avenir du soin de renverser une institution détestable dont l’avenir ne pouvait que développer la force et les vices. Tout ce qu’il eut le courage d’entreprendre contre l’esclavage dans l’assemblée de la Virginie, ce fut de proposer en 1778 un bill prohibant l’importation des esclaves. Courage trop facile ! Lui-même nous apprend qu’en fait l’importation des esclaves avait été suspendue par la guerre, et que le bill ne fût combattu par personne. Il était profitable pour tout le monde ; c’était un règlement protectioniste en même temps qu’une mesure d’humanité. Les propriétaires virginiens étaient déjà et sont toujours restés les ennemis intéressés de la traite. Produisant eux-mêmes un nombre d’esclaves supérieur à leurs besoins et souvent à leurs ressources, ils se trouvaient placés dans la dure nécessité de vendre des hommes nés et élevés dans leur famille aux états qui, comme la Caroline du sud et la Géorgie, manquaient encore de bras, et de spéculer sur les idées de justice alors répandues dans le monde, pour rendre ce monstrueux commerce plus lucratif. Supprimer l’importation, c’était supprimer la concurrence que les négriers faisaient aux éleveurs et donner à ceux-ci le monopole d’un trafic qui passe à bon droit pour le trait le plus odieux de l’esclavage en Amérique. Devenue générale aux États-Unis depuis 1808 par un acte du congrès, la prohibition des esclaves étrangers au sol a de plus en plus donné aux esclaves américains le caractère d’une marchandise, sans empêcher leur nombre de s’élever du chiffre de six cent quatre-vingt-dix-sept mille, qu’il avait atteint en 1790, à celui de trois millions deux cent mille, que donne le recensement de 1850. Jefferson avait prévu cette effrayante progression. Ce qu’il fallait faire pour l’arrêter, il ’la indiqué dans ses mémoires en racontant les travaux de la commission chargée de réviser les lois de la Virginie :