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qui en ai quatre-vingts, je ne voudrais pas abuser, pour le contredire, du petit avantage que me donne la différence, si mes souvenirs ne s’appuyaient sur des notes écrites par moi au moment même et sur les lieux. Voici donc la vérité. Le comité des cinq nommé par le congrès se réunit. Il ne fut pas un instant question de quoi que ce fût qui pût ressembler à un sous-comité. À l’unanimité on me pressa, moi et moi seul, de rédiger le projet. J’y consentis. Je l’écrivis ; mais, avant de le remettre au comité, je voulus en donner communication au docteur Franklin et à M. Adams. C’étaient les deux membres au jugement et aux amendemens desquels j’attachais le plus de prix. J’ai encore le manuscrit original avec les corrections interlinéaires et autographes du docteur Franklin et de M. Adams. Elles sont fort peu nombreuses et ne portent que sur des mots. Je fis une copie du document, et je la présentai d’abord au comité, qui ne lui fit subir aucun changement, puis au congrès. C’est cette communication personnelle et volontaire de mon travail à M. Adams que sa mémoire a transformée en délibération d’un sous-comité. Il dit que la pièce ne contenait aucune idée neuve, et notait qu’une compilation de lieux communs cent fois rebattus depuis deux ans dans le congrès. Tout cela peut être vrai, et je ne suis pas bon juge de la question. Qu’il me soit seulement permis de dire que je ne m’étais nullement cru obligé par ma mission à inventer des idées entièrement nouvelles, ni à développer des sentimens encore inconnus. Si M. Adams s’était imposé cette gêne, le congrès aurait perdu le profit de ses revendications hardies et frappantes des droits de la révolution, car c’est M. Adams plus qu’aucun autre, ce sont ses discours brûlans et confians qui nous ont encouragés et soutenus au milieu des difficultés qui nous environnaient, et qui pesaient sur nous comme l’action incessante de la gravité. Quoi qu’il puisse penser aujourd’hui de la déclaration de l’indépendance, je veux dire, à l’honneur de M. Adams, qu’il l’a soutenue avec habileté et avec zèle, et qu’il a intrépidement combattu pied à pied pour la défense du moindre mot. Quant à moi, je crus devoir en cette occasion rester un auditeur passif des opinions des autres, juges plus impartiaux que moi du mérite ou du démérite de mon œuvre… J’étais assis à côté du docteur Franklin, qui s’aperçut que je n’étais pas insensible aux mutilations qu’on lui faisait subir. « J’ai pour règle, me dit-il, d’éviter autant que possible les fonctions de rédacteur des papiers d’état qui sont destinés à être revus par un corps public. J’ai tiré cette leçon d’un incident que je vais vous raconter. Quand j’étais ouvrier imprimeur, l’un de mes compagnons, apprenti chapelier, ayant terminé son apprentissage, était sur le point d’ouvrir boutique pour son propre compte. Son premier soin fut d’avoir une jolie enseigne avec une inscription à l’avenant. Il la composa ainsi : John Thompson, chapeliers, fait et vend des chapeaux argent comptant. Au-dessous, le portrait d’un beau chapeau. Cela fait, il voulut soumettre son idée à l’avis et aux amendemens de ses amis. « Le mot chapelier est une tautologie, lui dit le premier, puisqu’il est suivi des mots fait des chapeaux, ce qui indique assez l’état de chapelier. » Le mot fut retranché. « Pourquoi, dit le second, ne pas omettre fait ? Peu importe aux pratiques qui fait les chapeaux. S’ils sont bons et à leur goût, ils les achèteront sans demander qui les a faits. » Il effaça le mot. Un troisième fit remarquer que argent comptant était inutile. Ce n’était pas la coutume du lieu de vendre à crédit. Tous les acheteurs s’attendaient à payer.