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Quelques années se passent. Apollonius est à Cologne, chez un maître couvreur, et là il acquiert maintes connaissances ; il devient par le zèle et la moralité un ouvrier d’élite, tandis que Fritz, héros des cabarets et grand-maître des parties joyeuses, compromet de jour en jour l’honneur et le crédit de son père. Le vieillard soupçonne bien le désordre de ses affaires, mais il a perdu la vue ; il a beau s’attribuer obstinément la direction du travail, le malheur qui l’a frappé le rend incapable de surveillance. Rien de plus dramatique dans le récit de M. Ludwig que les angoisses de ce rigide personnage, cachant sa cécité avec un entêtement tour à tour douloureux et comique, défendant comme un trésor son impuissante autorité et se réfugiant dans un silence farouche. Un jour vient cependant où il faut un remède au mal. La commune va faire réparer la toiture de l’église ; c’est un travail considérable, et malgré la vieille réputation de M, Nettenmair, on hésite à lui confier l’entreprise, tant ce malheureux Fritz a déjà décrédité la maison ! Le maître couvreur est forcé de rappeler auprès de lui son fils Apollonius. Il lui en coûte de prendre ce parti ; n’est-ce pas confesser sa propre insuffisance ? n’est-ce pas aussi exposer la famille à un danger nouveau, à une lutte entre les deux frères ? Fritz sera furieux ; n’importe, il le faut. Apollonius est rappelé ; c’est lui qui présidera aux travaux de l’église.

Apollonius est bientôt à l’œuvre ; il aime toujours sa belle-sœur, et, scrupuleux comme il est, vous comprenez qu’il évite de la voir. Quand il ne surveille pas les ouvriers, il est enfermé dans sa chambre, et là, mettant les comptes en ordre, il s’efforce de réparer les fautes de Fritz. Le travail, le dévouement aux intérêts de la famille, aux intérêts de Christiane et de ses enfans, voilà la consolation d’Apollonius. Christiane, trompée par cette sauvagerie, croit décidément que son beau-frère n’a pour elle que de la haine, et c’est une douleur de plus dans cette vie déjà si éprouvée. Abandonnée par son mari qui passe sa vie au cabaret, mal à l’aise avec son beau-frère qui ne daigne pas lui adresser la parole, seule en face d’un vieillard aveugle et sombre, elle n’a d’autre société et d’autre joie que ses enfans. Et pourtant malheur à Christiane, à Apollonius, malheur à tous les hôtes de la maison aux volets verts, si Christiane apprend qu’Apollonius l’a toujours aimée, si Apollonius apprend la trahison de son frère ! Quand le fatal secret sera découvert, et il faudra bien qu’il le soit, Christiane aura beau imiter la résignation stoïque d’Apollonius ; elle ne pourra dissimuler à Fritz le mépris que sa bassesse lui inspire, Cet homme à qui elle a enchaîné sa vie lui a volé son bonheur ; en voyant tout ce que vaut son beau-frère, elle voit mieux encore l’avilissement de son mari. Fritz comprend tout cela ; il se sent méprisé, il a honte de lui-même, et de là un redoublement de