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à présenter la déclaration au conseil des cinq. Je ne me souviens pas d’y avoir fait ou suggéré la moindre altération, je ne me souviens pas non plus que Franklin ou Sherman aient adressé à Jefferson la moindre critique. Nous étions fort pressés, le congrès était impatient, et le document lui fut présenté écrit de la main de Jefferson et tel qu’il l’avait rédigé. Le congrès en retrancha un bon quart, effaçant ce qu’il y avait de mieux, et laissant tout ce qui pouvait présenter matière à objections. Je me suis longtemps demandé pourquoi la première ébauche de Jefferson n’avait jamais été publiée ; je suppose que c’est à cause de sa véhémente philippique contre l’esclavage des nègres. On a eu raison de remarquer d’ailleurs que la déclaration de l’indépendance ne contenait pas une idée qui n’eût été cent fois rebattue depuis deux ans dans le congrès. »


Reproduit par Timothée Pikering dans un morceau historique écrit en 1823, à l’occasion de l’anniversaire de la déclaration de l’indépendance, puis colporté par les journaux, le récit de John Adams arriva jusqu’à Jefferson. Il eut pour lui tout le piquant et l’attrait de la nouveauté. Les scènes auxquelles on le faisait assister, les paroles qu’on lui faisait prononcer, c’étaient là à ses yeux de véritables découvertes. Il se savait bien l’auteur de la déclaration de l’indépendance, mais non le petit protégé de John Adams. Il trouvait naturel qu’on lui apprît ce qui avait pu se passer à Francfort entre les fils de la liberté de Boston et ceux de Philadelphie, mais non qu’on lui révélât ce qu’il avait fait lui-même dans le congrès. Il écrivit à Madison pour rétablir la vérité, et nous avons ainsi deux récits opposés de l’un des plus grands événemens de l’histoire moderne, écrits par les deux hommes qui y ont pris la plus importante part : ils avaient vu différemment.

On dit que sir Walter Raleigh, prisonnier à la Tour de Londres et se consolant de ses souffrances en écrivant l’histoire du monde, fut un jour troublé dans son travail par un grand bruit de paroles : on se querellait dans la cour du donjon. La solitude rend curieux. Sir Walter envoya deux de ses gens pour voir ce qui se passait. Au bout d’un instant, ils revinrent, racontant l’histoire chacun à sa manière. En vain il les interrogea dans tous les sens, en vain il voulut les mettre d’accord ; plus ils parlaient, plus la contradiction devenait évidente. Eux aussi ils avaient vu différemment. « Si je ne puis, dit l’historien, savoir la vérité sur ce qui s’est passé sous leurs yeux et sous mes fenêtres, comment raconter l’histoire du monde ? » Et il jeta son manuscrit au feu. Je pourrais l’imiter, je préfère donner la parole à Jefferson. Je ne sais s’il a raison contre John Adams ; mais ce que je sais bien, c’est qu’il a sur lui l’avantage de l’esprit, du bon goût et du bon ton.


« Ces détails sont parfaitement inexacts, la mémoire de M. Adams l’a évidemment trompé. À quatre-vingt-six ans, cela n’a rien d’étonnant, et moi,