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Louis XV pussent alors devenir populaires en Amérique. Sauf Montesquieu, nos écrivains y étaient peu lus et peu cités. Coke, Milton, Harrington, Locke, Grotius, et surtout la Bible, la grande charte, le commonlaw, l’histoire d’Angleterre, les chartes et les histoires locales, telles furent les autorités qu’invoquèrent les tribuns, les prédicateurs et les pamphlétaires qui excitèrent le peuple américain à combattre pour ses droits. Je n’ai jamais rencontré dans leur bouche ni le nom de Rousseau, ni l’expression de souveraineté du peuple. La doctrine que la volonté générale doit être toujours obéie, qu’elle est nécessairement raisonnable et juste, avait peut-être traversé certains esprits, mais vaguement et sans les dominer. Patrick Henry, le tribun de la Virginie, affectait de « s’incliner devant la majesté du peuple, » mais sans attacher à ses paroles un sens absolu et théorique. Otis, le tribun du Massachusetts, proclamait que « les hommes sont égaux, que les peuples ne sont pas faits pour les rois, et que leur consentement est nécessaire pour valider l’imposition des taxes. » Il osait rappeler que « la violation de ces principes avait coûté la tête à un roi d’Angleterre et le trône à un autre, » mais même au milieu des emportemens oratoires qui le conduisirent à la folie, la folle pensée que tout doit céder au grand nombre et que tout lui est permis ne lui vint jamais à l’esprit. Malgré leurs instincts démocratiques, les hommes qui ont fondé la république des États-Unis ne subordonnaient point la question du bon gouvernement à celle du gouvernement par les masses, et le triomphe de la volonté populaire était si peu la préoccupation exclusive des auteurs des premières constitutions locales, que Jefferson se croyait obligé, en 1816, de parler de leur science politique avec un dédain qui, pour être fort injuste, n’en est pas moins significatif : « Nous nous figurions alors que tout ce qui n’était pas la monarchie était la république. Nous n’étions point encore parvenus à l’idée mère que les gouvernemens sont républicains en raison de l’exactitude avec laquelle ils expriment et exécutent la volonté de leur peuple. Aussi nos premières constitutions n’étaient-elles dominées par aucun principe. »


II

Au moment où éclata la lutte entre l’Angleterre et ses colonies, Jefferson était encore un joyeux étudiant, amoureux avant tout des lettres et du plaisir. Ce fut au spectacle de la résistance provoquée par les actes arbitraires du parlement qu’il ressentit ses premières émotions politiques. Il avait vingt-deux ans, et Patrick Henry, l’un de ses compagnons de plaisir, qu’une brillante plaidoirie contre un abus de la prérogative royale avait fait sortir tout à coup de l’obscurité,