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les colonies qui de nos jours résistent encore avec colère aux efforts des abolitionistes, l’émancipation des esclaves avait ses partisans.

L’influence lointaine de la philosophie du XVIIIe siècle n’avait point accompli à elle seule une semblable transformation. Le progrès des esprits, le développement naturel des sentimens de charité qui, même au milieu de l’âpreté religieuse des premiers temps, germaient dans quelques âmes d’élite, avaient eu leur part dans ce changement. L’esprit religieux s’était uni à l’esprit philosophique pour l’accomplir ; il s’était approprié les principes que les moralistes modernes avaient empruntés au christianisme en l’attaquant ; il avait donné satisfaction aux aspirations généreuses ; il n’avait point, comme ailleurs, combattu les idées de tolérance et d’humanité sous prétexte qu’elles étaient défendues par les ennemis de la foi. Aussi le mouvement des âmes au XVIIIe siècle avait-il eu en Amérique un caractère bien moins violent et moins aventureux qu’en Europe. « On sait, dit M. Guizot, comment au XVIIIe siècle, poussée par le progrès de la richesse, de la population, de toutes les forces sociales, et aussi par le cours impétueux de sa propre activité, la pensée humaine tenta la conquête du monde. Les sciences politiques prirent leur essor, et au-dessus des sciences, l’esprit philosophique, superbe, intraitable, aspirant à pénétrer et à régler toutes choses. Sans emportement, sans secousse, plutôt en suivant sa propre pente qu’en se jetant dans des voies nouvelles, l’Amérique anglaise entra dans ce grand mouvement. »

Rien en effet dans l’Amérique anglaise qui ressemble à ce fanatisme dans l’incrédulité et à ces aveugles préjugés philosophiques qui remplaçaient en France les superstitions d’un autre âge, rien qui corresponde à cette impiété populaire qui annonçait les excès de la révolution française. Les hommes qui ont fait la révolution américaine n’étaient point tous des croyans : à des degrés divers, Jefferson, Franklin, Gouverneur Morris étaient de libres penseurs, mais sans intolérance, sans arrogance, sans ironie affichée, sans bruit, presque en secret, car les masses restaient pieuses. Pour ne point les choquer, il fallait parler avec respect des choses saintes ; pour produire sur elles une vive impression, il fallait faire appel aux sentimens religieux, et les prières, les jeûnes publics étaient encore un moyen d’action pour les agitateurs populaires.

Dans l’ordre politique comme dans l’ordre religieux, l’invasion des doctrines étrangères fut contenue par les traditions nationales : aussi la littérature française n’a-t-elle exercé sur les idées politiques des révolutionnaires américains qu’une influence très indirecte. Les rapports entre les deux pays étaient trop rares, les habitudes d’esprit trop différentes pour que les conceptions sociales des sujets de