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protestation, à parties faits allégués, est un argument que j’opposerai à M. Freytag : un peuple qui se redresse ainsi sous l’injure ne mérite pas la condamnation morale dont vous le frappez. Ils méprisent, dites-vous, le travail et les vertus obscures ; ils n’ont que des prétentions de gentilshommes et des instincts démagogiques ; le tiers-état, c’est-à-dire le cœur de toute nation libre, n’existe pas chez eux. — Je ne réponds qu’un mot : s’ils méritaient ce reproche, ils l’accepteraient insolemment. Non, je le comprends au cri de douleur que leur a arraché ce tableau, tout est bien changé depuis 1772 ; la Pologne n’a pas subi en vain ses cruelles épreuves. Partagés comme, un troupeau, courbés sous des maîtres étrangers, les Polonais ont cherché des consolations et des forces dans le travail ; sans cela, croyez-vous qu’ils eussent pu conserver si fidèlement l’invincible souvenir de leur pays ? L’épisode de M. Freytag ne prouve qu’une chose, la haine vivace, implacable, qui séparé à jamais les Slaves de Pologne et les Allemands de la frontière. M. Freytag est né en Silésie, il a grandi au milieu de cette lutte qui dure depuis des siècles ; tout libéral qu’il est, il eût applaudi en 1772 au partage de la Pologne, et il irait volontiers, comme ses héros, faire le coup de feu chez les Slaves de la Vistule au nom de la civilisation occidentale. De leur côté, les Slaves de la Pologne, aux prises avec les Allemands depuis les premiers temps du moyen âge sont devenus des ennemis bien autrement avides de représailles, maintenant qu’aux haines de race s’ajoutent les rancunes des vaincus. Malgré la haine qu’ils portent au gouvernement des tsars, sachez qu’entre la Russie et l’Allemagne les Slaves de Pologne n’hésiteraient pas. Ces choses sont si peu connues, que bien des lecteurs, au midi de l’Allemagne ou sur les bords du Rhin, ont été tout ébahis de cette belliqueuse ardeur de M. Freytag. Ce n’est donc pas un tableau équitable que M. Freytag a pu tracer, c’est une œuvre de parti. Prenez cet épisode comme un renseignement politique, vous y verrez à nu les rapports des Allemands et des Slaves sur les frontières de la Silésie.

M. Freytag est un artiste plus encore qu’un homme de parti ; une fois cet épisode accepté, il faut reconnaître qu’il en a fait l’usage le plus habile. L’histoire morale s’achève ; Fink prend la place d’Antoine dans le domaine du baron de Rothsattel, et c’est lui qui épousera Lénore. Antoine rentre dans le droit chemin qu’il n’eût pas dû quitter. Éclairé désormais par une expérience amère, il sait que le dévouement est surtout dans l’accomplissement du devoir et n’a pas besoin d’un théâtre éclatant pour se produire ; il sait qu’on n’a pas le droit de s’imposer une tâche exceptionnelle quand on n’a pas rempli sa tâche de tous les jours. Prétendre faire le plus quand on