Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/45

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Un devoir d’exception, si je puis ainsi parler, lui fera oublier le véritable devoir, son devoir de tous les jours. Il faut qu’Antoine Wohlfart apprenne par expérience combien il y a loin de la gloriole du dévouement mal compris à la pratique d’un devoir obscur virilement accepté. Tel est le sujet de M. Gustave Freytag ; n’y reconnaissez-vous pas cette Allemagne chez qui une sensibilité rêveuse affaiblit souvent la vertu ?

La peinture de la maison Schroeter et Cie est un tableau vrai et charmant. Voilà bien le travail, la probité, la discipline, et surtout l’amour de son état, le sentiment du bien qu’on y fait, de la mission qu’on y remplit, tout ce que les Allemands expriment par ce mot si difficile à traduire en français, Tücktigkeit M. Schroeter est un de ces grands négocians qui sont en rapport avec les lointaines contrées du globe ; ses magasins sont un vaste entrepôt d’où les denrées coloniales, les produits d’outre-mer, maintes choses de nécessité ou de luxe, se répandent en Allemagne et deviennent accessibles à tous. Ce n’est pas seulement à l’Allemagne que son commerce est utile ; établi sur les frontières de la Silésie, il a des relations continuelles avec les pays slaves, et il y porte la civilisation, comme les factoreries de la hanse, au XIIe siècle, civilisaient les provinces baltiques. « Quel état, mon fils, que celui d’un homme qui d’un trait de plume se fait obéir d’un bout de l’univers à l’autre ! Son nom, son seing n’a pas besoin, comme la monnaie d’un souverain, que la valeur du métal serve de caution à l’empreinte ; sa personne a tout fait ; il a signé, cela suffit. Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une seule nation qu’il sert ; il les sert toutes et en est servi : c’est l’homme de l’univers. Ainsi parle le héros de Sedaine, le philosophe sans le savoir, et ce langage enthousiasmait Diderot. M. Schroeter, comme le Vanderk de Sedaine, sait aussi quel est son rôle dans le monde, mais il n’en parle pas. Ce sentiment qu’il a de lui-même se manifeste simplement dans sa vie ; il aime son œuvre et la fait respecter. Ses commis ne sont pas des employés ordinaires, ce sont des collaborateurs. Ils sont associés à la pensée du patron, du principal, comme on dit en Allemagne ; ils s’intéressent au succès et à l’honneur de la maison comme à une chose personnelle. À les voir si actifs, si dévoués, on comprend que le drapeau n’est pas un symbole réservé par privilège à l’armée ; il y a un drapeau partout où un chef habile a fait de ses subordonnés une famille. Les commis de la maison Schroeter sont un régiment d’élite.

C’est au milieu de ces compagnons, sous cette discipline bienveillante, qu’Antoine Wohlfart va commencer l’apprentissage de la vie. Parmi les employés de la maison Schroeter, il y a un personnage assez singulier, à demi gentilhomme, à demi commerçant, et qui ne semble