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touchés la serpe. Elle va droit à lui, l’interroge, le guide à travers le parc, lui chante aussi sa bienvenue comme faisaient tout à l’heure les oiseaux du chemin, et quand le jeune voyageur, quelques instans après, reprend son bâton et son sac, il emporte le souvenir d’une apparition merveilleuse. C’est à ce moment que Veitel Itzig rencontre son ancien camarade. Itzig a admiré aussi le beau parc, mais il ne l’a pas vu avec les yeux de la jeunesse et de la poésie ; toutes sortes de convoitises ténébreuses sont nées dans son cerveau. Il sait, l’apprenti usurier, il sait déjà par cœur la chronique du pays ; il sait que le baron de Rothsattel est un administrateur imprudent, un homme qu’on peut duper, qu’on peut pousser à mal : supputant les profits du métier qu’il va faire, ne parle-t-il pas de dépouiller le baron ? Le beau parc où a rêvé Antoine, Itzig veut s’en emparer par l’usure. Le cynisme précoce de Veitel Itzig, la loyale candeur d’Antoine Wohlfart, sont indiqués d’une main discrète et fine. Quelques traits rapides suffisent à l’auteur, et il continue son récit. Antoine est arrivé à la ville ; il va frapper à la porte de la maison Schroeter et Cie, et le voilà installé chez l’ami de son père. Veitel Itzig vient d’offrir ses services à un usurier, et l’usurier a compris à demi-mot quel auxiliaire il aurait là.

Ainsi commence le récit de M. Freytag. L’introduction est vive, pleine de contrastes, et les principaux personnages du roman y sont déjà rassemblés. Antoine Wohlfart, c’est le héros dont on va suivre l’éducation morale. La maison Schroeter et Cie, c’est l’école sévère et douce où lui sera révélée non-seulement la vertu, mais la poésie du devoir. Les Rothsattel, c’est l’éclat, la séduction brillante, le mirage trompeur. Veitel Itzig et tous les personnages que l’auteur groupera autour de lui, c’est l’image des pratiques ténébreuses en lutte avec le travail honnête.

Quelle est l’idée mère du roman ? Une idée heureuse et neuve. Un conteur banal aurait imaginé une lutte entre l’usure et le travail ; on aurait vu Wohlfart tenté par le démon de l’or, attiré par les promesses du mal, et peu à peu l’idéal d’une vie régulière, en redressant sa conscience, l’eût ramené dans le bon chemin. Non, ce danger n’est rien pour Wohlfart ; les intrigues de Veitel Itzig n’excitent chez lui que le dégoût. La lutte n’existe même pas entre le vain éclat et le travail. Il y a un personnage du roman qui veut initier Antoine aux délices de l’oisiveté mondaine, et c’est Antoine au contraire qui moralise ce frivole mentor. Le vrai danger pour Wohlfart, c’est le dévouement sentimental et irréfléchi. Si Wohlfart n’est dupe ni des tentations du mal, ni des leurres de la vanité, il pourra bien être dupe de son cœur. Cette facilité débonnaire, pour laquelle la langue allemande a tant d’expressions et de nuances, l’engagera dans de graves méprises.