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nos jours ; c’est une curiosité saine, si je puis ainsi parler, qui n’empêche pas de goûter à loisir la poésie des détails. L’auteur ne s’est pas borné à une peinture idyllique, il a de l’invention et de la verve. C’est bien la vie moderne qui s’agite sous nos regards avec ses singuliers contrastes. Le comptoir du négociant, l’hôtel du gentilhomme, l’antre hideux de l’usure et du crime, chaque chose est à sa place. La guerre même éclate tout à coup dans cette paisible histoire et lui donne par instans des proportions épiques. Sans doute, à côté d’excellentes figures, il y a aussi des personnages suspects, après des épisodes d’une vérité saisissante on rencontre des situations forcées ; mais l’aisance de l’écrivain ne l’abandonne jamais, l’intérêt ne languit pas, et la pensée ; philosophique de l’œuvre, trop voilée par momens, finit cependant par se dégager à travers les sinuosités du récit.

Deux voyageurs cheminent à pied sur la grand’route ; tous deux, ils viennent de leur village et vont chercher fortune à la ville. Celui-ci, un orphelin, un naïf et loyal jeune homme, n’a pour tout bien que les souvenirs de sa famille, des traditions de vertu et de probité, la bénédiction du vieux père qu’il vient de perdre, et une lettre de recommandation à l’adresse d’un riche négociant chez qui il est sûr de trouver bon accueil. L’autre, est un aventurier de bas étage, armé de ses mauvais instincts comme un bandit de son poignard, et qui déjà considère le monde comme une proie. Quel étrange, hasard les rapproche un instant ? Ils s’étaient rencontrés naguère à l’école du village, mais une antipathie instinctive les avait bientôt séparés. Au moment où ils se retrouvent sur le grand chemin, tous les contrastes de leurs destinées futures sont dessinés d’avance en quelques traits. Antoine Wohlfart s’en allait joyeux, dispos, avec l’heureuse confiance de la jeunesse ; ce chemin qu’il suivait, c’était le chemin du devoir ; au bout du voyage, il allait trouver la maison du patron, le comptoir laborieux, les journées régulières, un guide et des compagnons qui, deviendraient pour lui une famille. Comme la route était belle ! Toute la nature avait un air de fête, et les oiseaux qui chantaient dans les arbres semblaient lui adresser des paroles de bienvenue. Chemin faisant, il arrive près d’un beau domaine seigneurial ; les pelouses, les eaux courantes, les beaux cygnes naviguant sur l’étang, les ombrages séculaires du parc, tout le ravit. Une grille ouverte l’invite à entrer, il entre ; n’est-il pas permis au voyageur de se reposer un instant sous l’ombre hospitalière ? Tout à coup, au détour d’une allée, une jeune fille est devant lui : c’est la fille d’un gentilhomme, d’un riche baron, Lénore de Rothsattel, qui a grandi là au soleil, au grand air, gracieuse comme ces faons qui courent dans les taillis, libre comme ces buissons d’aubépine que jamais n’a