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de loin les cheveux noirs de la petite marchande, qui tranchaient par leur couleur au milieu de toutes les chevelures blondes. Appuyé ; contre un pilier qui me masquait à moitié, je réfléchis au rôle que j’allais jouer dans cette pantomime en plein air. C’est une langue peu variée que celle de la mimique : envoyer des baisers avec la main sent trop le commis-voyageur en goguette ; l’œil enivré, mettre la main sur le cœur, cela rappelle les danseurs de l’Opéra et leurs sourires de convention. En de pareilles circonstances, tout homme qui analyse la conséquence de ses actions ne vaut pas un homme pendu. Il faut couvrir une niaiserie par une imprudence, une faute par une audace, et ainsi de suite parler, marcher, s’étourdir soi-même sans jamais réfléchir. Celui qui s’écoute alors se sent plus ridicule qu’un homme qui se regarderait danser dans une glace : il y a paralysie morale, comme il y aurait paralysie des jambes. La vie est un ensemble d’actions ridicules entre lesquelles se glisse rarement un acte sérieux et vraiment grand. Au lieu de m’entretenir, avec la petite marchande, ainsi que j’en avais l’intention, je restai contre le pilier, absorbé dans mes réflexions sur la niaiserie des choses humaines ; voilà où mènent la timidité et l’esprit d’analyse. Cinq minutes d’audace, et je devenais heureux en rencontrant le regard, de la jolie brune du marché, je ne philosophais pas sur le néant de nos actions, au contraire je trouvais la vie pleine de charmes. J’ai souvent remarqué que ceux qui se gendarment contre la puérilité des faits et gestes des hommes en évidence sont devenus pessimistes par la raison qu’ils n’ont pas eu le courage de commettre ces puérilités. Je serais parti très triste de mon observatoire, si la petite marchande de salade ne m’y eût deviné ; dans son doux regard, je lus : Merci pour votre bouquet ! Et je m’en allai retrouver mon ami, un peu plus heureux que devant.

Je surpris Christen en train de discuter sur la façon de disposer une demi-douzaine de brandebourgs triomphans qui devaient donner un nouveau lustre à une redingote noire âgée seulement d’une saison ; il apportait à ces brandebourgs une importance telle qu’elle triompha de ma timidité. — Puisqu’il s’occupe autant de sa toilette, pensais-je, je peux lui avouer combien la marchande de salade me tient au cœur. — Ayant attendu la fin de cette importante discussion :

— Où en es-tu ? me dit Christen.

— Je suis gêné de ne pas comprendre ce damné bernois ; la petite demoiselle ne semble pas me repousser, mais j’avoue que le langage par geste est insuffisant.

— Veux-tu de moi pour truchement ?

— Ah ! mon ami, quel service tu me rendras !

— Que faut-il dire à la demoiselle ?