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— Christen ne répondant pas, je crus qu’il était jaloux de ma conquête. — Ah ! tu ne la trouves pas jolie ? — Christen fit entendre une de ces exclamations douteuses qu’on a inventées pour faire plaisir aux gens et qui n’ont jamais prouvé une approbation positive. — Si elle ne parlait pas allemand, je l’aurais prise pour une Parisienne.

— Que t’a-t-elle répondu ?

— Je n’en sais rien, quelque chose comme wasmussauf.

— Cela ne veut rien dire.

— Je suis certain que c’était un mot aimable.

— Oh ! le fat !

— Pourquoi fat ? N’a-t-elle pas pris mon bouquet ? Toi-même as remarqué qu’elle en gardait une fleur dans son corsage.

— A Berne, ces petites manœuvres n’ont pas d’importance.

— Alors je veux retourner vers la petite marchande.

— Que lui diras-tu ?

— Je la verrai et je lui parlerai.

— En quelle langue ?

— Tu as raison, Christen, jamais nous ne pourrons nous entendre. Cependant ce serait une bonne occasion d’apprendre l’allemand ; j’ai toujours rêvé de déchiffrer l’anglais avec une Anglaise qui saurait m’inspirer une forte passion… Une fois hors du collège, toutes les femmes aimées devraient servir de grammaire et de dictionnaire.

— Ne t’avise pas d’apprendre l’allemand avec la petite marchande de salade, ce serait vouloir apprendre le français avec une chaudronnière d’Issoire ; il y a peut-être plus de différence entre l’allemand de Berne et l’allemand de Berlin qu’entre le français de Paris et le français de Quimperlé.

— Eh bien ! je me lancerai dans la pantomime. Quand on s’aime, on se comprend toujours. Imagine-toi, mon cher Christen, que tu as rencontré une charmante sourde et muette : son malheur ne fait que redoubler ton amour ; comment lui exprimeras-tu ta passion, sinon par des gestes éloquens ? La petite marchande et moi, nous ne pouvons nous entendre par le langage ; je me charge de me faire comprendre par des gestes, ce n’est pas difficile.

— En effet, rien n’est difficile à l’amour.

— Et, comme tu as l’air de te moquer de ton ami, cher Christen, je t’avertis que je te laisse aller seul chez ton tailleur, où je te retrouverai ; je n’aime pas à t’avoir derrière moi à interpréter mes gestes. La petite marchande a accepté mon bouquet il y a une demi-heure ; il n’en faut pas plus pour prendre racine, je veux la revoir…

— Et lui parler, dit Christen en s’éloignant.

Certain que Christen ne m’observait pas, j’allai du côté de la Grande-Rue en enfilant les galeries couvertes, et bientôt j’aperçus