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— Eh bien ? me dit-il.

— L’organiste est très fort, dis-je un peu à contre-cœur ; mais il n’a pas joué l’orage.

— Comment ? s’écria le Fribourgeois, il n’a pas joué l’orage ? C’est impossible.

— Je vous assure…

— Il est dans son tort, et certainement cela ne se passera pas ainsi. Il doit jouer l’orage par un traité ; nous le payons assez cher pour qu’il joue cet orage… Cela attire beaucoup d’étrangers dans la ville.

— Croyez-vous que cet orage soit de toute nécessité ?

— Certainement… Au surplus, dit le Fribourgeois, je m’en vais lui donner une petite leçon, car j’aperçois là-bas notre organiste.

J’avais attiré sans le vouloir l’orage sur la tête du musicien. — Je vous en prie, dis-je, n’en faites rien.

Mais mon hôte ne voulait rien entendre ; l’organiste venait à nous et ne pouvait nous éviter. — Comment, monsieur ! dit le digne Fribourgeois d’une voix un peu émue, vous n’avez pas joué l’orage aujourd’hui ? A quoi pensez-vous ?

— Pardonnez, monsieur, dit l’organiste, j’ai terminé comme d’habitude par l’orage.

Et il s’éloigna. Je restai muet, certain de la mauvaise opinion qui allait germer dans l’esprit de mon hôte. — C’est singulier, murmurai-je.

— Je savais bien, dit le Fribourgeois en reprenant sa bonne humeur, qu’on avait joué l’orage.

Toute la journée je fus un peu inquiet d’avoir si mal compris la signification de la musique de l’organiste ; comment avais-je pu laisser passer le grondement du tonnerre, l’éclair, la répercussion par les échos, sans en être frappé ? Ces pensées me tourmentaient et me revenaient sans cesse. L’homme est un ruminant comme le bœuf ; qu’importe qu’il mâche et remâche des idées quand l’autre mâche de l’herbe ? Pour moi, le travail des impressions est très fatigant ; elles montent et descendent du cerveau, c’est un va-et-vient continuel, elles changent de forme, et avant qu’elles se soient tassées en forme de pelote, je puis dire que la digestion m’en est pénible.

Je partis le soir de Fribourg, mécontent de moi-même et toujours ruminant mon orage. Heureusement il y avait en face de moi dans la voiture une toute jeune demoiselle rose et blonde qui me faisait plaisir à regarder ; elle tenait un livre à la main, et j’avais également un livre : c’était déjà presque de la franc-maçonnerie. De temps en temps elle lisait et refermait son livre ; ma curiosité était fort éveillée. Si je pouvais seulement voir le titre sans être remarqué !