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du doigt de Dieu qui soit restée imprimée intacte sur leur personne ; tout ruiné, perdu, l’aspect physique déguenillé comme le vêtement, la volonté dissolue comme les actes, les passions relâchées et pataugeant dans la boue, dans l’attitude convenable pour donner un croc-en-jambe au premier pas libre et franc… »


À ce déploiement d’horreurs succède une scène singulière. La fiancée n’arrive pas, et la société, à la fois élégante et sordide, qui s’est réunie dans l’église commence à s’impatienter, lorsque tout à coup Romney, pâle et tremblant d’émotion, une lettre à la main, annonce le bizarre événement. La fiancée a disparu, elle s’est enfuie. À cette nouvelle, grande rumeur dans la foule déguenillée qui croit déjà à une fourberie de Romney ; éclats de rage qu’on a peine à apaiser. La lettre de Marian, toute pleine de tendresse et d’affection, n’explique pas sa fuite ; nulle part elle ne confesse qu’elle est indigne de lui ; elle se justifie par des raisons secondaires, par la crainte d’empoisonner sa vie, par la honte qu’elle aurait de profiter d’un moment d’affectueux enthousiasme qui pourrait être suivi de regrets. Il y a un mystère certainement dans cette lettre, un secret qu’elle ne dit pas. Pour le moment, une chose est bien claire : la fuite de Marian Erle laisse le champ libre à lady Waldemar.

Et lady Waldemar met le temps à profit. Aurora la revoit quelque temps après dans une soirée où l’auteur nous déroule une conversation moderne avec ses élégances et ses négligences, et nous fait passer en revue quelques-uns des types, non, disons mieux, des nuances de la société contemporaine : sir Blaise Delorme, un vieux tory anglais entêté et bien résolu à n’écouter aucune des nouvelles opinions subversives du jour ; un jeune Allemand tout fraîchement sorti des universités hégéliennes, plein de théories sur le progrès de l’espèce humaine, et, au grand scandale de sir Blaise, plein de mépris pour la gérontocratie ; lord Howe, un radical né aristocrate, d’un cœur sympathique, d’un esprit un peu confus, incertain dans ses opinions, mais constant dans ses vœux, tous favorables au bonheur de son espèce. Lady Waldemar, heureuse et fière, s’approche d’Aurora et se fait un malin plaisir de lui parler de Romney. Elle se sait mésestimée d’Aurora, mais elle a su pénétrer son secret ; sous l’orgueilleuse froideur et l’impassibilité glaciale de la jeune femme, elle a découvert l’amour. Elle exécute donc sur sa rivale une de ces vengeances féminines d’autant plus cruelles qu’elles sont plus délicatement acérées. Romney va tout à fait bien ; le phalanstère prospère, et aux jeunes filles de l’établissement on a donné à lire le dernier livre d’Aurora ; Romney est remis de la crise que lui causa la fuite de cette malheureuse… Aurora a été peut-être fâchée de l’événement ; elle s’intéressait à la jeune fille, les poètes ont un goût bien naturel pour les aventures