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jeunes, Aurora, vous et moi. Le monde… Regardez autour de nous… ce monde dans lequel nous venons d’être jetés est horriblement gros des péchés de toutes les générations disparues. La pioche de la civilisation grince horriblement sur les os des squelettes et ne peut retourner une motte de terre qui ne soit pas fétide. Tout succès entraîne un insuccès partiel ; tout progrès implique la perte de quelque chose que nous laissons derrière nous ; tout triomphe, quelque chose d’écrasé sous les roues des chariots ; tout gouvernement, quelque mal. Les riches créent les pauvres, lesquels maudissent les riches, et les uns et les autres, riches et pauvres, supérieurs et inférieurs, agonisent ensemble dans le spasme social amené par la crise des âges. Voila un siècle qui tire sa mission de lui-même ! Nous avons franchi les bornes du temps, il n’y a plus rien à contempler, rien, si ce n’est le riche et Lazare, tous deux dans les tourmens et séparés par un gouffre intermédiaire, où il n’y a point de sein d’Abraham sur lequel on puisse se reposer. Qui donc, étant homme et humain, pourrait contempler d’un œil sec et calme de telles choses et ne jamais tourmenter son âme pour inventer quelque grand remède ? Un remède à ces maux, n’y en a-t-il donc point ni sur la terre, ni dans le ciel ? »


Romney est un idéaliste politique, et, comme tous les idéalistes de notre époque, un utopiste et un réformateur social. C’est un fait à remarquer que cette tendance invincible qui entraîne tant d’esprits noblement doués vers la contemplation des misères sociales. Le champ de l’idéal s’est bien rétréci : autrefois l’idéal dominait dédaigneusement le monde et en façonnait à son gré les réalités ; aujourd’hui les âmes les plus désireuses et les plus éprises du bien ne soupçonnent l’existence possible d’un idéal que par la contemplation des discordantes réalités. Romney est dans le poème de Mme Browning le type de l’Anglais des derniers temps, ce type que nous avons vu se produire sous des formes si excentriques, — aristocrate radical, anglican chartiste, chrétien socialiste, — qui sous toutes ces formes essaie de répondre le mieux possible aux nouvelles aspirations et aux nouveaux besoins, si puissans et si invincibles, qu’ils forcent les plus rebelles à les reconnaître, et qu’ils poussent les lèvres des plus obstinés Anglais à prononcer des paroles telles que celles-ci, qu’on peut lire dans la correspondance récemment publiée de sir Charles Napier : a Le chartisme est battu, mais non vaincu ; Dieu nous préserve qu’il le soit jamais ! »

Romney sollicite la main d’Aurora, mais en vain. Les sentiers qu’ils parcourent pourront bien se rejoindre un jour, mais sont maintenant trop éloignés l’un de l’autre. À vrai dire, Romney Leigh, s’il s’exprime sincèrement et en véritable Anglais, s’y prend bien maladroitement en revanche pour conquérir le cœur d"Aurora. — Soyez mon soutien dans la lutte que je vais entreprendre, lui dit-il. Aidez-moi dans mon œuvre. L’orgueil d’Aurora est blessé ; ainsi elle ne sera jamais pour Romney qu’un moyen, jamais elle ne sera le but même