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ton : « Le but des femmes, quoi qu’elles fassent, quelque hauts que soient leurs désirs et leurs ambitions, ce n’est pas la vérité abstraite, ni l’idéal abstrait ; c’est la vie. »

Or il se rencontre justement que cette conclusion semble aussi celle de mistress Browning. Son poème a pour but de montrer le triomphe de l’amour sur l’orgueil et la supériorité de la vie sur l’art. Aurora Leigh a cru devoir consacrer toute son existence à l’art ; il lui paraissait indigne de donner à un autre fiancé qu’à ce fiancé immortel les émotions de son jeune cœur. Pour compagnon de sa vie, elle choisit donc l’art ; c’est à lui seul que, s’adresseront désormais ses sentimens, ses pensées et ses prières, et toutes les belles images, dépouilles opimes que sa fantaisie triomphante conquerra sur la nature extérieure, elle les tressera en guirlandes et les suspendra, comme des offrandes votives, aux murailles du sanctuaire qu’elle élèvera à ce dieu vainqueur. Moins curieuse que Psyché, elle se résignera à ne jamais contempler les traits de l’invisible amant ; jamais ne tombera la fatale tache d’huile qui pourrait la séparer de lui. Aurora est pleine d’espérances, et ne soupçonne pas qu’elle pourra un jour n’adresser à ce dieu invisible que des chants pleins de regrets et de larmes amères. Quand elle refuse la main de son cousin Komney Leigh, en lui annonçant la résolution de se consacrer tout entière au but pour lequel la nature l’a créée, elle ne soupçonne guère qu’elle va précisément manquer à la nature et se détourner de ce même but vers lequel elle tend, qu’elle aura besoin d’un miroir sensible pour refléter l’idéal vers lequel elle aspire, et qu’elle brise en ce moment ce miroir, dans ses mains. L’expérience se chargera de punir cette pensée d’orgueil, de lui enseigner que l’effort artificiel et solitaire est impuissant, qu’il nous faut un auxiliaire sensible, et que l’éternel idéal ne se laisse jamais saisir par des mains féminines, si ce n’est dans la personne de ceux que nous aimons. Le moment viendra où vous vous repentirez de cet excès d’orgueil, Aurora, et ce sera le jour où, après des années, vous vous apercevrez que vous n’avez fait que converser avec votre cœur en croyant converser avec l’idéal, le jour où vous direz, comme le poète : Non son che io era, où vous ne reconnaîtrez plus votre image qu’à la majesté du front et à l’éclat du regard, ce charme qui s’éteint le dernier de tous, afin d’illuminer, comme une lampe funèbre, le sépulcre vivant où gît une beauté éteinte ! Ce jour, vous vous écrierez dans la solitude de votre cœur :


« O mon Dieu ! mon Dieu ! ô suprême artiste, qui, en retour de toutes ces merveilleuses beautés de ton œuvre, ne nous demandes comme récompense qu’un mot… ce seul nom : « Mon père ! » Oh ! toi seul tu sais combien elle est terrible à de pauvres femmes, la solitude près d’un foyer silencieux pendant les nuits d’hiver, combien il est amer pour elles d’entendre l’écho lointain, trop lointain, des voix humaines se répandant en éloges sur nos