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difficultés, et qui constate involontairement le désaccord profond, si sensible aujourd’hui, entre la vie intérieure et la vie mondaine.

Le poème de mistress Browning contient quelques descriptions de la vie du monde heureux, et ces descriptions, toutes brillantes, tout étincelantes qu’elles soient de diamans, de reflets d’étoffes soyeuses, de girandoles et de lustres, nous laissent parfaitement froids. Il n’en est pas de même de la partie de son poème consacrée à décrire les misérables allées où grouille toute une population hâve et affamée. De toutes les peintures de notre monde extérieur, ce sont les plus frappantes et les plus poétiques. C’est un fait remarquable que celui-là : lorsque les poètes modernes veulent suivre les conseils de mistress Browning et s’attacher à la peinturé de notre société, le tableau de la misère humaine envahit aussitôt l’attention, et en lève tout intérêt aux autres descriptions de l’état social. Involontairement l’artiste et le poète, lorsqu’ils descendent de leur idéal abstrait et qu’ils regardent notre société, arrêtent plus longtemps leurs yeux sur ce repoussant spectacle que sur les palais des riches et les fêtes des heureux, Là seulement, quand ils entrent dans le monde extérieur, ils trouvent la matière d’une sombre et sauvage poésie ; là seulement la réalité est accusée et se présente avec des couleurs bien tranchées. La misère possède aussi un autre avantage poétique : elle peut être affreuse, elle n’est jamais vulgaire ; elle peut faire ressentir une impression pénible, elle n’est jamais ennuyeuse. En dehors de ces raisons purement esthétiques, les artistes obéissent peut-être aussi à leur insu à cette tendance invincible de l’époque qui nous pousse à porter nos regards vers les fanges, d’en bas. Quelle que soit la raison du fait d’ailleurs, il existe, et à chaque œuvre nouvelle il ne manque jamais de se présenter implacablement. Le monde des heureux a, paraît-il, cessé d’être intéressant et poétique ; mais Lazare l’est toujours. Dès qu’il se présente, tous se rangent sur son passage, et toute autre préoccupation que celle de sa personne disparaît ; les perles n’ont plus d’éclat, les fleurs n’ont plus de parfums. C’est un singulier spectacle et propre à faire réfléchir que l’apparition perpétuelle de cette tête de mort à notre banquet épicurien, et ce spectacle, nous l’avons revu encore dans le poème de mistress Browning.

Ce poème ne porterait aucun nom d’auteur, qu’il révélerait le cœur et l’esprit d’une femme ; il est en vérité une nouvelle preuve de l’heureuse impuissance où sont les femmes, même d’un rare génie, d’échapper à leur nature. L’esprit a beau être cultivé, raffiné, subtil : l’instinct naïf l’emporte et s’impose à chaque instant au jugement. La vérité et la beauté abstraite suffisent à l’homme, et lorsqu’il a