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sacré. Les limites du camp, situées, comme je l’ai dit, sur le quai du canal du Gange, étaient gardées par une compagnie du régiment irrégulier des Goorkhas, La tournure martiale de ces soldats, tous hommes de la montagne, bien pris dans leur petite taille, me rappelle celle de nos voltigeurs basques. Ils portent l’uniforme vert foncé de la brigade des riffles, et en guise de sabre un coutelas qui dans leurs mains devient, dit-on, une arme terrible. Les dépositaires de l’autorité et leurs hôtes, tous montés sur des éléphans, ont pris place à portée de ce détachement sur une vaste place que la procession doit traverser. Une multitude immense est réunie en cet endroit, et ce n’est qu’avec mille efforts que des cavaliers irréguliers au turban vert, à la tunique écarlate, peuvent préserver contre les envahissemens de la foule la place réservée au défilé des baïragees. À six heures précises, des éclats tumultueux s’élèvent dans la direction du camp des gaïragees, les Goorkhas quittent la position d’observation qu’ils occupaient au travers du quai ; la procession vient de se mettre en marche. En tête s’avancent une douzaine d’éléphans richement caparaçonnés, chargés de fakirs fort peu vêtus, qui soutiennent des étendards géans avec des hampes de plus de vingt pieds et des flammes de soie de couleurs tranchantes, grandes comme des voiles de navires. À vingt pas de cette avant-garde, un éléphant magnifique porte sur son dos, dans les flancs d’un panier d’argent, l’un des chefs de l’ordre, homme d’un certain âge, aux traits dignes et austères, enveloppé dans les plis d’un magnifique cachemire rouge. Toujours et partout Robespierre en habit bleu barbeau et en culotte de nankin précédant à la fête de l’Être suprême la masse déguenillée des sans-culottes ! Derrière ce dignitaire viennent immédiatement plusieurs chevaux conduits à la main, richement caparaçonnés et destinés à être offerts en présens aux brahmines gardiens des lieux sacrés. Une bande de musiciens armés de monstrueuses trompettes, de féroces tam-tams, d’impitoyables cymbales, marche fièrement en tête de la masse des baïragees, qui s’avance en un bataillon de plus de trois mille hommes dont les hurlemens accompagnent dignement l’infernale symphonie qui les précède. Il faudrait le crayon d’un Callot pour donner une idée de ces personnages extravagans avec leurs cheveux épars ou nattés de la façon la plus bizarre, leurs faces tatouées de raies de toutes couleurs, drapés dans des couvertures d’une couleur jaunâtre ou le corps souillé de cendres ! Et cependant le Paris chargé de distribuer la pomme à toutes ces laideurs eût, sans contredit, réservé le choix de ses préférences pour une file de deux cents hommes environ qui, se tenant par la main, marchaient deux à deux processionnellement dans l’état le plus complet de nudité.