Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 8.djvu/268

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pommes de terre amoncelées en lots à l’étalage des marchands de légumes, seuls vestiges de civilisation européenne qui s’offrent à ses yeux dans cette cité d’un autre âge !

C’est en circulant à travers ces rues étroites, au milieu d’une population de femmes voilées, de pèlerins à moitié nus, de fakirs plus nus encore, de lépreux, d’aveugles, de mendians du plus dégoûtant aspect, que l’on arrive au temple connu sous le nom de Vishvayesa, et l’un des plus fréquentés de la ville : temple formé de plusieurs pavillons de pierre rouge, aux bizarres sculptures, aux dômes dorés, réunis dans l’enceinte d’une haute muraille. L’intérieur de l’édifice présente le plus singulier assemblage de bœufs sacrés, de fidèles ahuris qui courent à travers les galeries en s’aspergeant d’eau et en poussant incessamment, avec les plus étranges modulations, le cri : Ram, ram. Une boue épaisse couvre le sol dallé ; vingt cloches sont en branle. À la porte d’un des pavillons où je me présente se dresse devant mes yeux, comme une effrayante apparition, un nègre littéralement nu, la face rongée d’un hideux ulcère, qui d’un geste bienveillant m’engage à en franchir le seuil. L’aspect dégoûtant de cette repoussante bête, l’odeur infecte du lieu, le tintamarre infernal qui éclate à mes oreilles, m’engagent à ne pas prolonger mon séjour en cet antre, et je me dirige vers la rue accompagné d’un sage brahmine, cordon sacré en sautoir ; chevelure rasée sauf une mèche, nez et ventre également proéminens, qui me passe autour du col un collier de fleurs sacrées. Des amis bienveillans m’avaient heureusement mis en garde contre ce véritable présent des Grecs. Une quinzaine auparavant, deux jeunes gens peu curieux de se promener par les rues revêtus des insignes d’une victime expiatoire avaient jeté par mégarde les colliers offerts au col d’un enfant de basse caste, et cette prostitution des fleurs sacrées exaspéra tellement la populace, que les visiteurs eurent beaucoup de peine à se soustraire à une véritable lapidation. Je mets donc prudemment les fleurs dans ma poche, quitte à m’en débarrasser plus tard. Un backchich me délivre de la compagnie du sage brahmine, et je peux me diriger en toute sécurité vers le domicile du fabricant dont les admirables broderies et les riches brocarts ont eu tant de succès à l’exposition de Paris. Les magasins, il faut l’avouer, ne paient pas d’apparence. Un escalier aussi raide qu’étroit conduit le visiteur dans une chambre basse dont les murs, peints à la chaux, ne présentent d’autres ornemens qu’un portrait lithographie de sa majesté la reine Victoria et un brevet de médaille d’argent de l’exposition de Londres, signé par le prince Albert, Un drap blanc étendu sur le sol et deux chaises composent tout l’ameublement de cette chambre, où vont s’étaler sous vos yeux éblouis des tapis de velours brodés d’or, des étoffes,