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marchant toujours seul dans les ténèbres de son omniscience, il pose le pied là où il y a un abîme.

Où en est aujourd’hui la Toscane ? Après avoir, pendant un siècle, fait les expériences les plus contraires par la précipitation et par des lenteurs funestes, par des élans irréfléchis et par d’impuissans efforts pour rebrousser chemin contre le courant, saura t-elle saisir le moment propice pour fonder enfin ce concours régulier et ce travail commun du gouvernement et de la nation, dont l’absence laisse un si grand vide et crée de si grands dangers ? Jamais l’occasion ne fut si favorable ni si pressante. D’un côté, les rêves extravagans se sont évanouis dans leur propre fumée ; de l’autre, l’impossibilité de saisir un point fixe dans le passé, de résister à un torrent que les obstacles ne font qu’élargir, n’est pas moins évidente. Ce ne sont plus seulement les peuples qui crient à l’Italie de marcher : les gouvernemens eux-mêmes, et les plus resserrés dans le principe d’autorité, la pressent d’instances et même de menaces, tant il paraît urgent de coordonner pendant le calme des institutions assez solides pour supporter les orages de l’avenir, et de chercher la stabilité même dans le mouvement commun qui emporte le monde. Or, il ne faut pas s’y tromper, au fond de ces réformes plus ou moins restreintes que l’Europe exige, il y a le principe de la liberté de la pensée humaine, qui en est l’âme, et qui ne se laissera pas éluder. Cette liberté, qui n’est que le besoin des convictions sincères, n’est plus seulement dans le désir des hommes éclairés ; elle est un fait déjà victorieux, présent partout, même dans le silence imposé aux peuples ; il faut la reconnaître et la régler au grand jour, si mieux on n’aime la voir éclater en désordres par des éruptions souterraines. Jusqu’à ce moment, elle s’emparera, pour s’en faire des armes nouvelles, de toutes les concessions accordées d’une main défiante et avare ; sûre d’elle-même, à chaque pas qu’on fera vers elle de mauvaise grâce, elle se sentira plus forte, et sa puissance de fascination redoublera. Autant donc il est nécessaire de bien voir le but où l’on est entraîné, autant il est nécessaire d’y marcher résolument et de bonne foi. Espérons que le gouvernement de la Toscane, animé des bons instincts des règnes précédens, instruit par leurs erreurs, saura y puiser en même temps la force et la mesure, et rehausser au niveau que son histoire lui assigne ce peuple si riche en intelligence, et qui peut si bien encore, sans agrandir son territoire, conquérir le genre de grandeur qui fut propre à ses pères : Magna parens frugum, Saturnia tellus, — Magna virûm !


LOUIS BINAUT.