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de malades qu’il a imprégnée de ses miasmes devient fort difficile à assainir.

C’est le 5 octobre 1855 que je partis de Constantinople pour la Crimée, à bord de la frégate à vapeur le Descartes, commandée par le capitaine Darricau. Je n’abordai pas sans une vive émotion à Kamiesch. Je me rendis immédiatement au quartier-général, auprès du maréchal Pélissier, et je me mis à étudier les grandes questions d’hygiène qu’il importait de résoudre à l’approche de l’hiver. Je montai à cheval et visitai les diverses positions occupées par l’armée, les camps et les ambulances. En même temps je voulais me rendre compte de la topographie médicale du pays.

La partie qu’occupaient les Russes est presque partout inculte, couverte de steppes immenses et privée d’eau. Celle où s’étaient établies les armées alliées était, au moment de leur arrivée, parsemée d’oasis et de vignobles assez renommés. Le sol est de terre végétale et brune, facilement détrempée par les pluies : les boues de Crimée défient toute description. L’épaisseur de la couche végétale varie de 1 mètre à quelques centimètres. Le sous-sol est un calcaire que la pioché entame aisément. Les régimens campés sur des terrains où le sous-sol affleurait y creusaient des enceintes circulaires pour enterrer leurs tentes de 80 centimètres et les préserver du froid, surtout des coups de vent, qui sont continuels et parfois désastreux en Crimée. Il ne faudrait pas médire cependant de la violence du vent de Crimée. Sans le vent, le sol serait resté constamment boueux, faute d’écoulement. C’est le vent qui renouvelait l’air dans les camps et chassait les gaz méphitiques dont les vêtemens étaient imprégnés ; c’est le vent qui emportait les miasmes des cadavres d’hommes ou d’animaux qu’on enterrait par milliers, et qui ne pouvaient, quoique enterrés, se décomposer impunément. Si le vent ne nous a pas préservés du typhus, il en a certainement ralenti les développemens et diminué les effets ; peut-être lui devons-nous d’avoir été exempts de la peste.

La partie occupée par les alliés mesurait huit kilomètres en largeur et vingt-quatre en longueur. C’est l’ancienne Chersonèse taurique dont Hérodote et Strabon ont laissé des descriptions. Là comme dans la Troade se retrouvent des souvenirs des âges héroïques. C’est en Tauride que Diane transporta Iphigénie arrachée au feu du sacrifice, et en fit une prêtresse ; c’est sur cette terre inhospitalière que la tempête jeta Oreste et Pylade, et qu’Iphigénie manqua sacrifier son frère. Désormais d’autres souvenirs effaceront ces souvenirs antiques, et les noms de nos victoires feront tort à ceux d’Oreste et de sa sœur.

La rade de Sébastopol frappe l’imagination par son étendue et son