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dans les dernières années de la république, y donnait souvent des fêtes où elle pouvait se rencontrer avec les ambassadeurs des puissances étrangères sans éveiller les soupçons des inquisiteurs d’état. Pendant le carnaval, les vastes et somptueux appartemens du Salvadego étaient transformés en un casino public, dont chaque salle avait une destination particulière. On dansait dans l’une, on jouait au pharaon dans l’autre, on soupait ici, on tenait la conversazione plus loin, et, toutes ces pièces, communiquant de plain-pied, formaient un grand et bel ensemble où l’on pouvait circuler facilement. Des camerini étaient mis à la disposition des personnes qui voulaient s’isoler de la foule et jouir de la fête sans en subir les inconvéniens. Le salon qui avait été choisi pour la réunion de la noble compagnie était l’un des plus spacieux de l’établissement et dominait toutes les autres pièces. Quatre de ses fenêtres avaient jour sur la place, et du fond d’un cabinet de repos qui en était la partie extrême on pouvait plonger le regard dans une longue enfilade d’appartemens lumineux, ou bien contempler du haut de la fenêtre qui s’y trouvait le spectacle unique qu’offrait la place Saint-Marc. C’étaient les Dolfin qui avaient organisé cette fête au Salvadego pour y célébrer la prochaine alliance des deux nobles familles. Un souper de cinquante couverts avait été commandé pour une heure du matin. L’abbé Zamaria, retenu dans son lit par une indisposition assez grave, n’était point au nombre des convives.

Comme il était encore de bonne heure, les personnes qui se trouvaient déjà réunies eurent le désir de se mêler un instant à la foule qui emplissait les différentes salles du casino. On se rendit d’abord à la salle de jeu, où plusieurs tables chargées de zecchini d’or excitaient la convoitise des passans. Un personnage masqué, assis au centre de chaque table et entouré de deux associés qui partageaient sa fortune, remplissait les fonctions de banquier. Un râteau d’ivoire à la main, ce banquier, qui était presque toujours un membre de l’aristocratie, renvoyait aux gagnans ou ramenait à lui des piles de zecchini d’or sans proférer un mot. Les ponteurs, debout autour de la table et non moins silencieux que le banquier et ses deux associés, chargeaient la carte qu’ils avaient devant eux de la somme qu’ils voulaient risquer, gagnaient ou perdaient, s’en allaient ou revenaient, sans qu’on pût lire sur leur visage les émotions diverses qu’ils devaient éprouver. Avoir ces costumes variés, ces masques impénétrables qui représentaient différens types de la nature humaine, moins la vivacité du regard et ces tressaillemens involontaires de la physionomie qui accusent la vie, à les voir groupés silencieusement autour d’un tapis vert où présidait une sorte de Rhadamante un sceptre à la main, on eût dit un troupeau de larves évoquées un