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sur l’avenir qui les attendait en protestant de son amour et de sa soumission aux moindres désirs qu’elle pourrait manifester. La gondole s’avançait vers la Piazzetta au milieu d’un cortège de barques toutes éclairées par des lanternes de couleurs diverses projetant sur l’eau profonde du canalazzo une lumière mystérieuse qui frappait l’imagination en lui ouvrant des perspectives infinies. Des cris, des éclats de rire, des instrumens, des voix mélodieuses retentissaient au fond de ces méandres de la ville enchantée. Arrivés au traghetto, les quatre personnages descendirent sur la Piazzetta, dont la foule encombrait tous les abords. Ils étaient revêtus d’un domino noir, qui était le déguisement le plus commode et celui que préféraient les gens de qualité. Beata, donnant le bras au chevalier Grimani, suivait tristement les deux sénateurs, qui avaient de la peine à se frayer un passage à travers les flots de la multitude qui se précipitait sur la grande place.

Quel spectacle offrait alors ce grand et magnifique théâtre de la grandeur vénitienne où tous les siècles, tous les styles et toutes les civilisations du monde se trouvent représentés ! L’histoire de Venise n’est-elle pas écrite sur ces monumens qui racontent les vicissitudes d’un peuple admirable par sa patience, son activité, par son génie des arts et de la vie politique ? Quelle gaieté, quelle folie charmante, quel enivrement de l’heure qui passe et quelle insouciance du lendemain on voyait éclater au milieu de cette place, où les masques et les costumes les plus bizarres donnaient un échantillon de toutes les conditions de la société, mêlées aux caprices d’une fantaisie adorable : paysans, gentilshommes, docteurs enfarinés de théologie, médecins courbés sous une large perruque et le front armé de lunettes redoutables, cicisbei, monsignori élégans, turcs, zingari, chinois, soldats du pape portant un parapluie à la main, charlatans, devins, moines de tous les ordres suivis et raillés par la nombreuse famille des Arlequins, des Pierrots, des Colombines et des Pantalons, ces types de la vieille comédie italienne qui forment un monde à part dont on ignore l’histoire ! D’où viennent-ils en effet, ces beaux Léandres, ces Lindors à l’habit bleu céleste, ces Scaramouches, ces Brighella et ces princesses à la robe de pourpre, à la voix d’ange et au cœur de colombe qu’on voit danser et rire au clair de la lune et s’ébattre dans un carrefour enchanté comme des ombres bienheureuses ? Qui donc a pu imaginer ces brigate joyeuses d’hommes et de femmes de loisir, ces chœurs de farfadets et d’innamorati courant sur la pointe des pieds à un rendez-vous promis sous une fenêtre bénie où ils restent jusqu’à l’aurore ? Est-ce un rêve, une fiction de la poésie, un ressouvenir du passé, ou bien un pressentiment de l’avenir ? C’est tout cela ensemble, c’est de la féerie et de l’histoire, de