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de lui nuire, et qu’alors le chevalier Sarti aurait le pouvoir de réaliser le plus cher de ses vœux.

Venise se remplissait de plus en plus de bruit, de trouble et de terreur. Cerné par les armées ennemies, voyant son territoire envahi, ses provinces de terre ferme agitées par les novateurs et quelques-unes prêtes à s’insurger contre la cité souveraine et la domination du patriciat, le gouvernement de la sérénissime seigneurie était acculé dans le labyrinthe de ses ruses diplomatiques. Il croyait toujours pouvoir échapper à la nécessité de faire la guerre, dont il subissait déjà tous les inconvéniens, par un coup du sort ou quelque stratagème de politique ténébreuse. Quand il aurait pu avoir de l’or, des soldats et un général digne de ce nom pour se défendre, il laissait tomber de ses mains débiles ces précieux instrumens de l’indépendance nationale pour se livrer à des intrigues de cabinet. La bataille de Castiglione, livrée le 5 août 1796 aux portes de la république, vint accroître les perplexités de la seigneurie et encourager l’audace des partisans de la France. Le nom de Bonaparte commençait à circuler dans les classes populaires et à exciter la haine des uns, l’enthousiasme des autres, la curiosité de tous. Le chevalier Sarti se prit d’une grande admiration pour le héros de la démocratie française, sur lequel Villetard lui avait donné des renseignemens encore peu connus à une époque où la figure épique du général républicain ne faisait que se dégager du fond merveilleux des événemens contemporains.

— C’est l’homme des temps nouveaux, s’écria un jour le chevalier au milieu d’un groupe de jeunes gens qui l’écoutaient avec déférence, c’est l’incarnation puissante de la révolution française, qui, selon de saintes prophéties, doit faire le tour du monde. Comme Achille dans l’âge héroïque et comme Alexandre au sein de la Grèce florissante, Bonaparte est fils de la chair et de l’idée divine du progrès, dont il est le bras séculier. Il vient aussi de l’Occident au pays de l’aurore propager avec son épée les germes d’une civilisation plus humaine. Tandis que nos vieillards, « assis au-dessus des portes Scées, babillent comme des cigales sur la cime d’un arbre[1], » les Grecs envahissent la plaine lumineuse qui touche à nos rivages et menacent de pénétrer jusqu’à nos lagunes, dernier refuge de la race de Priam. Eussent-ils d’ailleurs un Hector pour les défendre, nos illustres patriciens devront livrer la beauté suprême qui est le sujet de la lutte, et qui s’appelle aujourd’hui la liberté de l’esprit humain, car

Vuolsi cosi colà ove si puote
Ciò che si vuole[2]
  1. Homère, Iliade.
  2. Dante, Inferno, chant III.