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volontés que celles de sa fille, qui gouvernait d’une manière absolue son palais et ses nombreux serviteurs. Lorsqu’il vit Beata prendre intérêt à l’avenir d’un jeune enfant qui tenait déjà à sa famille par les liens d’un antique patronage, il fut heureux de cet incident, qui venait jeter un peu de variété dans l’isolement moral où l’avait laissée la mort de sa mère. Quelques années plus tard, Lorenzo s’étant montré digne des soins qu’on lui avait prodigués, le sénateur crut devoir achever l’œuvre de sa fille en adoptant le chevalier Sarti. La révolte des étudians de Padoue, où le chevalier se trouva si malheureusement impliqué, vint rompre l’enchantement du vénérable sénateur. Il n’apprit pas sans un étonnement mêlé de tristesse qu’un jeune homme qui avait été élevé dans sa maison, et qu’il avait comblé de ses bienfaits, avait pu s’oublier jusqu’à tremper dans une manifestation contre le gouvernement de Venise. Les circonstances étaient trop graves pour que le sénateur ne jugeât pas sévèrement un acte qui blessait ses croyances les plus vives. Il ordonna d’éloigner immédiatement de son palais le jeune téméraire qui avait donné un si funeste exemple d’insubordination morale, et défendit à sa fille ainsi qu’à l’abbé Zamaria et à toute sa maison d’avoir désormais aucun rapport avec le chevalier Sarti. On ne sait précisément à quelle cause attribuer la visite tout à fait imprévue que fit le sénateur à sa fille dans la nuit où Lorenzo s’était introduit dans la chambre de Beata. La tristesse et la langueur de la noble signora qui frappaient tout le monde, la résistance passive qu’elle opposait à la conclusion de son mariage avec le chevalier Grimani avaient-elles enfin éveillé des soupçons dans l’esprit de son père, ou bien fut-il averti par quelque subalterne de la présence de Lorenzo ? On l’ignore. Ce qui est certain, c’est qu’après la scène nocturne dont nous avons raconté les détails, le vieux sénateur, qui venait de s’écrier : « Ma fille, vous voulez donc me faire mourir de douleur ? » releva Beata, qui s’était précipitée à ses pieds, en essuyant ses larmes, et lui dit d’un ton sévère, mais paternel : « Je suis bien sûr, ma fille, que vous serez toujours digne de ma tendresse, et que vous n’oublierez jamais le nom que vous portez ! » Ils se séparèrent silencieusement sans autres explications.

Quelle que fût l’impression réelle que gardât le sénateur d’un événement domestique dont il ne pouvait pas deviner toute la gravité, il résolut cependant de presser le mariage de sa fille avec le chevalier Grimani et de renvoyer Lorenzo Sarti à sa mère. Cette dernière résolution ne lui était point inspirée par une crainte personnelle qui était bien loin de son esprit, mais par une pensée toute politique : il voulait donner un exemple de sévérité qui imprimât le respect, au besoin la terreur, à la jeunesse de Venise, dont l’autorité commençait à s’inquiéter. L’intention du sénateur étant parvenue,