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les conseille mal ; aucun n’applaudit à Polydamas, qui leur donnait un avis salutaire[1]. »

Le père de Beata était certainement une des plus nobles personnifications de l’ordre social contre lequel s’était élevée la révolution française. Ses idées, ses sentimens, ses vertus aussi bien que ses erreurs tenaient par les racines les plus profondes à l’état de choses qui allait subir une si grande transformation. Son âme forte et vraiment patricienne, qui s’était identifiée avec le sort de son pays, dont il avait fait la préoccupation constante de sa vie, n’aurait pu concevoir que cette Venise qui lui était si chère trouvât le bonheur et l’indépendance sous une autre forme de gouvernement que celle que depuis six cents ans elle possédait. Toucher à ce gouvernement de minorités choisies qui avait élevé le genre humain et fait la gloire de sa patrie, admettre la plèbe dans les conseils de l’état, étendre à la société civile et politique cette égalité mystique proclamée par l’Évangile comme une vision de la vie future, c’était pour le sénateur Zeno plus que le renversement de vérités éprouvées par l’expérience des siècles, c’était une impiété dans le sens rigoureux de ce mot. Enfermée dans la période historique où elle avait pris son essor, la haute intelligence du sénateur Zeno ne pouvait comprendre l’évolution de l’esprit humain qui avait amené la révolution française, et qui allait détruire ce culte des dieux lares qui, pour l’aristocratie vénitienne comme pour le patriciat romain, était le gage de la grandeur héroïque de la cité terrestre. L’ordre politique et la société civile étaient donc inséparables, pour le sénateur Zeno comme pour les novateurs, de ce fonds d’idées, de notions et de sentimens qui constituent la vie morale d’un peuple, c’est-à-dire sa religion. Il ne peut pas en être autrement dans les grandes périodes de l’histoire, et ceux qui, après cinquante ans d’essais infructueux de conciliation, en sont encore à s’imaginer que les principes qui ont amené la révolution de 89 ne dépassent pas l’ordre politique et la société civile n’ont jamais compris le sens profond de cette révolution, et n’étaient pas dignes de la conduire à ses, fins dernières[2].

Après la république, sa fille était l’objet le plus cher des affections du sénateur. Il l’aimait d’une tendresse profonde, mais calme et pleine de sécurité. Jamais il n’intervenait dans les actes de sa vie intérieure, et Beata était libre d’y ordonner toutes choses selon ses goûts et ses convenances. Excepté dans les grandes solennités qui rappelaient le souvenir d’un événement national ou celui d’un épisode glorieux des annales domestiques, le sénateur Zeno n’avait de

  1. L’Iliade, chant XVIII.
  2. Il y a là une erreur à relever dans le livre, d’ailleurs si remarquable, de M. de Tocqueville, l’Ancien Régime et la Révolution. Voyez chapitre XIV, p. 227.