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situation, les partisans de la France ne pouvaient prendre trop de précautions pour se dérober à la vue d’un pouvoir jaloux qui connaissait le danger dont il était menacé.

Venise en effet se trouvait alors dans un de ces momens solennels où les opinions politiques ont la gravité et l’importance des sentimens religieux, car elles impliquent une affirmation de l’ordre moral tout entier, comme le disait très bien Zorzi au chevalier Sarti. Il en est toujours ainsi dans les grandes crises de l’histoire, telles que l’avènement du christianisme, la réforme et la révolution française. On ne peut toucher à l’économie des pouvoirs politiques d’une manière aussi profonde que l’a fait la révolution de 89 sans s’appuyer sur une nouvelle notion du droit, qui ne peut être lui-même qu’une manifestation de la pensée religieuse. Au fond des principes qui ont fait la révolution française, et qui la caractérisent éminemment, se trouvent les élémens d’une véritable théodicée. L’église ne s’y est pas plus trompée que les philosophes du XVIIIe siècle, qui, pour accomplir l’œuvre de notre régénération politique et morale, ont dû frapper l’arbre à sa racine, et ce qui prouve qu’ils ont eu raison d’agir comme ils l’ont fait, c’est que toutes les réactions qui ont essayé depuis cinquante ans d’anéantir la liberté politique en Europe ont trouvé dans le pouvoir religieux, et principalement dans le catholicisme, de zélés coopérateurs. Il est en effet aussi impossible aux religions de ne point s’immiscer dans l’ordre matériel des sociétés humaines qu’aux philosophes politiques de se passer d’un idéal divin, source du droit dont ils poursuivent la réalisation. Tout ce qui a été dit depuis Descartes, Leibnitz et Montesquieu jusqu’à nos jours sur les prétendues limites de la raison et de la foi, de la religion et de la société, civile, sont de vaines et subtiles paroles qui n’ont convaincu ni le prêtre, ni le libre penseur, ni les suppôts du despotisme, ni les amans de la liberté.

Le sénateur Zeno était, on le sait, avec François Pesaro, un des hommes les plus importans du parti de la guerre. Éclairé par une longue expérience du pouvoir, par une connaissance profonde des annales de son pays et des gouvernemens de l’Europe, qu’il avait vus fonctionner de près, il ne s’était pas fait d’illusion sur la gravité de la lutte que les novateurs avaient engagée contre l’ordre des sociétés existantes. Plusieurs années avant que la révolution de 1789 ne vînt dessiller les yeux des plus aveugles, le sénateur Zeno, dans une longue conversation avec l’abbé Zamaria[1], avait apprécié avec une grande sûreté de jugement le caractère de la crise politique qu’il voyait approcher. Depuis surtout que la monarchie française

  1. Voyez la première partie de cette histoire, livraison du 1er janvier 1854.