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membre de la minorité satisfaite qui nous opprime, je n’aurais pas plus songé à vous ouvrir ma pensée que vous n’auriez été disposé à m’entendre ; mais vous êtes amoureux, et cela nous suffit, car c’est l’amour qui perdit Troie, a dit un poète charmant. Dans quelques jours, ajouta Zorzi en se levant, je vous mettrai en relations avec un de mes bons amis, dont vous n’aurez qu’à vous louer, je l’espère. Si la signora Beata a pour vous l’affection dont vous êtes digne, il ne dépendra pas de nous que vous ne puissiez mettre à l’épreuve son dévouement.

Telles furent les circonstances fortuites qui rapprochèrent le chevalier Sarti du parti des mécontens, dont Villetard et Zorzi étaient les chefs. Ce parti, peu nombreux encore, ne pouvait se recruter que parmi les jeunes gens d’une certaine distinction qui n’appartenaient pas à l’aristocratie, parmi les citadins éclairés et mécontens, et surtout parmi les nobles de terre ferme, qui désiraient une réforme des vieilles institutions de la république. Par sa position singulière entre l’aristocratie, qui l’avait admis dans ses rangs, et les opinions qu’il avait puisées autant dans les traditions de sa famille que dans ses propres instincts, le chevalier Sarti n’était point une conquête à dédaigner pour les meneurs. Or le moyen le plus sûr et le plus honorable d’arriver au but qu’ils avaient en vue, c’était de pousser le gouvernement de la seigneurie à une alliance avec la France, dont le contact aurait pénétré Venise de l’esprit de la révolution. C’est là précisément ce que ne voulait pas l’aristocratie, qui depuis six cents ans tenait dans ses mains la destinée de l’état. Presque unanime à résister aux innovations qu’on voulait essayer à l’intérieur, elle était divisée sur le choix de la politique à suivre pour se préserver du mal qu’elle redoutait le plus. Tandis qu’une majorité considérable croyait échapper à l’orage en gardant la neutralité, une fraction énergique voulait participer à la lutte en s’appuyant sur l’Autriche, qui était la puissance la plus intéressée à défendre les institutions du passé. On peut affirmer toutefois qu’aucun des partis qui divisaient alors cette république de patriciens, si miraculeusement conservée au milieu des vicissitudes de l’histoire moderne, ne mettait au nombre des éventualités possibles de la guerre qui désolait l’Italie la chute d’une ville merveilleuse qui avait tant contribué à la civilisation de l’Europe. Villetard lui-même était sincère dans ses machinations contre le gouvernement oligarchique, et Zorzi ne lui aurait jamais prêté son concours, s’il lui avait soupçonné des intentions hostiles à l’indépendance de sa patrie. Le peuple, très attaché au gouvernement de son pays, qui lui rendait la vie douce, n’était point susceptible d’être remué par la pensée d’une émancipation et d’une égalité dont il n’éprouvait pas le besoin. Dans une pareille