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progressifs ne dépend que de leur habileté à s’éviter. Malheureusement pour la Grande-Bretagne, le rôle que joue en Orient sa diplomatie et l’irritable orgueil de ses agens diminuent ses chances de succès dans une lutte où son adversaire apporte une politique non moins exigeante, mais plus polie, plus douce, plus persuasive, plus adroite : La Russie, depuis une vingtaine d’années, a gagné pied à pied dans l’Asie centrale tout le terrain que l’Angleterre y a perdu. En Perse notamment, celle-ci tenait pour ainsi dire de châh dans sa main : elle était dans ses conseils, elle avait ses officiers dans son armée ; on sentait son influence partout. Un jour elle a décidé la Perse à faire la guerre à la Russie, elle l’y a aidée de son or et de ses officiers ; mais elle n’a pu la rendre victorieuse, ni empêcher qu’elle ne perdît la Géorgie. Ce triste résultat a fait tomber le prestige qui l’avait jusqu’alors entourée à la cour de Téhéran. Le traité funeste de Turkmân-Tchaï se dresse toujours entre elle et le châh. D’autres causes s’ajoutent à celle-là. En suivant pas à pas la politique de l’Angleterre, en étudiant les instrumens qu’elle a mis en œuvre, en voyant les moyens acerbes, les reviremens d’opinion qui l’ont poussée à déchirer des traités, la hauteur de ses représentans, les intrigues incessantes de ses agens, on comprend comment elle a perdu peu à peu le crédit dont elle jouissait autrefois auprès du châh. Pendant ce temps, la Russie avançait ; elle s’est arrêtée, l’arme au bras, sur la rive gauche de l’Araxe et sur le bord méridional de la Mer-Caspienne. Après avoir vaincu, elle s’est montrée sous des apparences généreuses : après avoir imposé à la Perse un pacte qui lui arrachait une de ses plus belles provinces, elle a paru clémente et a eu l’air de se contenter de peu, puis elle s’est retirée ; mais le châh la savait près de lui, forte, attentive, amie ou ennemie, selon ses actes. C’en était assez pour qu’il inclinât de son côté et tournât le dos à l’Angleterre, qui avait failli le jeter dans les défaites les plus désastreuses. La diplomatie russe acheva à Téhéran, par ses armes courtoises, la conquête d’une cour où elle règne aujourd’hui.

Que ferait la Russie en présence d’une tentative sérieuse de l’Angleterre ? Nous ne chercherons pas à le prévoir. Ce qui semble certain, c’est que la Perse ne serait pas allée prendre Hérat, si la Russie ne l’avait voulu. Cette puissance est l’alliée et la conseillère du châh, elle ne l’abandonnerait pas à la vengeance de l’Angleterre. Qu’une trêve même survienne, la lutte peut renaître tôt ou tard avec des proportions redoutables. Il y a là une situation pleine de périls pour l’Orient, et bien digne aussi de l’attention de l’Europe.


EUGENE FLANDIN.