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les villages et se retirer dans les bois, emporter les farines, faire couler les tonneaux, brûler les moulins et les bateaux, combler les sources et couper les ponts. Les bals, les fêtes, les mariages même sont interdits dans les villes qui sont occupées par les Français. »

Conçues dans le délire de la haine contre Napoléon, accueillies par tous avec frénésie, ces terribles ordonnances annonçaient que les temps étaient changés, que ce n’étaient plus des armées régulières que nous allions avoir à combattre, mais des peuples tout entiers. La défection et le soulèvement de la Prusse étaient pour nous bien autre chose que la perte d’un corps auxiliaire de 24,000 hommes : c’était le cri de guerre poussé par les Allemands du nord, auquel allaient bientôt répondre les Allemands de l’ouest et du midi. Partout déjà se manifestait une fermentation inexprimable. Comme la mer battue par la tempête, l’Allemagne entière se remuait dans ses profondeurs.

La France présentait un spectacle bien différent. Le fanatisme révolutionnaire, qui autrefois avait levé et armé l,400,000 hommes, était depuis longtemps éteint. En se disciplinant sous la main du chef puissant qui s’était emparé de toutes ses forces vives, la nation avait perdu cet élan impétueux, irrésistible, contre lequel étaient venues se briser les armées et les haines de l’Europe. Éblouie par une gloire incomparable, d’humeur naturellement guerrière et aventureuse, plus ardente que ferme, aussi prompte à se décourager qu’à s’enflammer, elle avait suivi aveuglément son chef dans toutes ses entreprises, même les plus téméraires. À peine si elle s’était rendu compte du but où on la conduisait, et à son insu elle avait obéi plus encore à son imagination qu’à sa raison. Elle était heureuse alors, parce qu’elle se sentait la première puissance du monde. La gloire et l’ambition la consolaient de la perte d’une liberté qui ne lui rappelait encore que des désordres ou des crimes. Enfin l’abus des succès avait appelé sur elle de soudains et cruels revers. Comme elle n’y avait point été préparée, elle en avait été plus accablée. Aux récits lamentables des désastres de la retraite de Russie, elle était sortie comme d’un rêve ; elle avait été navrée de douleur ; elle avait eu là, rassemblées dans un même tableau, toutes les désolations qui peuvent affliger un grand peuple. Quelle famille n’avait pas eu à pleurer un père, un frère, un ami ! La France, qui pendant si longtemps avait disposé des couronnes et des états, se voyait aujourd’hui menacée dans sa sécurité et son indépendance. Elle était toujours valeureuse ; mais son courage commençait à n’être plus que celui de la résignation. Ainsi, tandis que l’Allemagne, pleine de foi, d’espérance et de passion, était prête à se lever tout entière pour s’affranchir de la domination de la France, la France, silencieuse, attristée et refroidie, commençait à douter de son chef, de l’avenir et d’elle-même.