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ce qui pouvait distraire l’intelligence du spectateur de l’idée qu’il voulait exprimer. La méthode qu’il a suivie compte parmi nous bien peu de partisans. Ceux qui se proposent la représentation de la nature muette tiennent à prouver qu’ils ont tout vu dans un champ de blé, dans une prairie ou dans un coin de forêt. Ils n’oublient rien, n’omettent rien, et l’excellence de leur mémoire, l’exactitude de leur pinceau, loin d’ajouter à l’effet de leurs compositions, ne produit guère qu’une impression confuse. Ils étonnent par leur adresse, et n’émeuvent presque jamais. À moins que le hasard ne leur offre un paysage tout fait, d’un caractère nettement déterminé, dont ils respectent la physionomie à leur insu, ils mettent le métier, le travail de la main, au-dessus de l’art, qui relève de la pensée. Titien procède autrement : il ne se croit pas obligé de montrer tout ce qu’il a vu ; il ne compte ni les branches ni les feuilles, il aperçoit les masses et les transcrit d’un pinceau fidèle. Si les masses ne s’offrent pas à lui largement divisées, il les corrige, les agrandit, et ne s’inquiète pas des détails qu’il a devant les yeux. Le paysage qui attire aujourd’hui les regards de la foule, que les amateurs encouragent comme une preuve d’habileté suprême, n’a rien de commun avec les deux toiles du maître vénitien que j’ai essayé de caractériser. Pour obtenir les suffrages des financiers qui se posent en Mécènes, les peintres mêmes qui comprennent l’importance, la nécessité du sacrifice, se résignent à ne rien sacrifier. Ils se plient sans résistance au goût des acheteurs. Tant qu’ils ne réagiront pas contre cette passion pour les détails qui s’appelle pompeusement amour de la vérité, le paysage ne sera parmi nous qu’un passe-temps puéril. Vouloir tout montrer dans la représentation de la nature muette est le plus sûr moyen de n’émouvoir personne, de ne laisser dans l’esprit du spectateur qu’un souvenir sans durée, sans puissance. Titien ne l’ignorait pas, et ses œuvres sont là pour le prouver.

Il y a dans la Tribune de Florence deux Vénus de la main de Titien. Pour estimer la valeur de ce maître dans le domaine de la beauté pure, je choisirai la plus élégante des deux, celle dont la tête est placée à la gauche du spectateur, et dont le mérite a été souvent célébré. C’est à coup sûr un des meilleurs ouvrages de l’école vénitienne. Il serait difficile d’imaginer une couleur plus séduisante et plus vraie. La souplesse de la chair ne laisse rien à souhaiter. Le mouvement du corps est plein de grâce et de volupté. La tête, par son expression, s’accorde avec le mouvement du corps. Si l’on ne cherche dans la représentation de la déesse païenne qu’une femme jeune, charmante, amoureuse du plaisir, le regard est satisfait. Si l’on se reporte par la pensée vers les traditions de la mythologie grecque, si l’on se rappelle les vers d’Homère, où la beauté d’Aphrodite