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d’autrefois. Mettre Voltaire et Rousseau en face de leur époque, expliquer leurs écrits par les circonstances qui les virent naître, les juger d’après les services qu’ils ont pu rendre et non au point de vue de nos idées, si différentes des leurs, tel est le programme que M. Bona Meyer s’est proposé de remplir. Dirai-je qu’il a réussi? C’est assez de louer ici l’intention; si le livre que j’ai sous les yeux répondait complètement à la pensée qui l’a dicté, l’auteur eût écrit un chef-d’œuvre, un chef-d’œuvre de sagacité et de justice que l’Europe attend encore et attendra longtemps. Il y a de bonnes parties dans le travail de M. Bona Meyer, mais que de lacunes sur des points importans ! A propos de Voltaire par exemple, M. Meyer néglige de marquer avec précision les différentes phases de son rôle; il se contente de généralités, c’est-à-dire d’à-peu-près, qui donnent à ses conclusions un caractère banal. Il est parfaitement exact de dire que l’amour de la tolérance a été, avec la haine du fanatisme, la principale inspiration de Voltaire, il est tout à fait hors de doute que la foi de Voltaire était le déisme, la religion naturelle, et qu’il a maintes fois bafoué les matérialistes et les athées de son temps ; mais comment expliquer les contradictions sans nombre de son esprit? Comment expliquer qu’un homme si prompt à ressentir comme une injure personnelle toutes les atteintes à la liberté de la conscience ait si souvent et d’une façon si cruelle manqué de respect au genre humain? Comment concilier son déisme, son amour de l’humanité, avec ce désolant pessimisme qui outrage à la fois Dieu et l’homme? M. Meyer a fait, comme certains savans de son pays, qui, à l’aide de quelques formules, ont la prétention de rendre compte de tout; il avoue trop humblement que ces contradictions sont pour lui d’insolubles énigmes. Je crois qu’avec une étude plus attentive, il serait parvenu à les expliquer; mais ce sujet ne l’attirait pas, il aimait mieux mettre en lumière tout ce qu’il y a eu de généreux et de sensé dans l’œuvre du grand agitateur. M. Meyer a beau parler d’impartialité, il se préoccupe involontairement de faire la leçon à son pays, il veut redresser les jugemens de l’Allemagne sur Voltaire et Rousseau.

En Allemagne, depuis près d’un siècle, Voltaire a toujours été sacrifié à Rousseau; M. Bona Meyer a relevé Voltaire aux yeux de l’Allemagne, et, sans sacrifier absolument Rousseau, il a montré qu’on admire chez lui des principes qui ne sont pas les siens. Un homme qui a eu aussi ardemment et plus constamment que Voltaire le sentiment de l’humanité et du progrès, Lessing, disait de l’auteur de l’Essai sur les Mœurs : « Ce qu’il a fait de bon n’est pas neuf, ce qu’il a fait de neuf n’est pas bon. » Cette sentence, plus spirituelle que juste, devrait être rectifiée; il fallait prouver que l’originalité de Voltaire n’est pas dans telle ou telle idée qu’il a émise, mais dans l’ardeur de son prosélytisme. Voilà ce que M. Meyer a compris, et c’est pour cela qu’il a insisté avant tout sur cette prédication de tolérance et d’humanité qui demeurera en définitive, malgré tant de contradictions fâcheuses, le titre le plus sérieux de Voltaire. L’étude de M. Meyer, très insuffisante pour nous, est donc utilement conçue pour l’Allemagne. M. Meyer voudra sans doute compléter un jour son travail; il aura soin alors de suivre Voltaire d’année en année, il signalera les périodes diverses de son rôle, il recherchera ce qu’était la société française à l’heure où débuta le jeune poète, quelle éducation pernicieuse il avait reçue de son parrain l’abbé de Château-