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En même temps que le sujet supprime les défauts, ou les tourne en qualités, il offre aux qualités la plus belle matière. Cette puissante réflexion a décomposé et reproduit les mœurs du temps avec une fidélité étonnante. Thackeray connaît Swift, Steele, Addison, Saint-John, Marlborough, aussi profondément que l’historien le plus attentif et le plus instruit. Il peint leurs habits, leur ménage, leur conversation, comme Walter Scott lui-même, et, ce que Walter Scott ne sait pas faire, il imite leur style, tellement qu’on s’y trompe, et que plusieurs de leurs phrases authentiques intercalées dans son texte ne s’en distinguent pas. Cette parfaite imitation ne se borne pas à quelques scènes choisies; elle embrasse tout le volume. Le colonel Esmond écrit comme en 1700. Le tour de force, j’allais dire le tour de génie, est aussi grand que l’effort et le succès de Courier retrouvant le style de l’antique Grèce. Celui d’Esmond a la mesure, la justesse, la simplicité, la solidité des classiques. Nos témérités modernes, nos images prodiguées, nos figures heurtées, notre usage de gesticuler, notre volonté de faire effet, toutes nos mauvaises habitudes littéraires ont disparu. Thackeray a dû remonter au sens primitif des mots, retrouver des tours oubliés, recomposer un état d’intelligence effacé et une espèce d’idées perdue pour rapprocher si fort la copie de l’original. L’imagination de Dickens elle-même eût manqué cette œuvre. Il a fallu, pour la tenter et l’accomplir, toute la sagacité, tout le calme et toute la force de la science et de la méditation.

Mais le chef-d’œuvre du livre est le caractère d’Esmond. Thackeray lui a donné cette bonté tendre, presque féminine, qu’il élève partout au-dessus des autres vertus humaines, et cet empire de soi qui est l’effet de la réflexion habituelle. Ce sont là toutes les plus belles qualités de son magasin psychologique; chacune d’elles, par son opposition, ajoute au prix de l’autre. Nous voyons un héros, mais original et nouveau. Anglais par sa volonté froide, moderne par la délicatesse et la sensibilité de son cœur.

Henri Esmond est un pauvre enfant, bâtard présumé d’un lord Castlewood et recueilli par les héritiers du nom. Dès la première scène, on est pénétré de l’émotion modérée et noble qu’on gardera jusqu’au bout du volume. Lady Castlewood, arrivant pour la première fois au château, vient à lui dans la grande bibliothèque; instruite par la femme de charge, elle rougit, s’éloigne; un instant après, touchée de remords, elle revient : « Avec un regard de compassion et de tendresse infinie, elle lui prit la main, lui posant son autre belle main sur la tête, et lui disant quelques mots si affectueux et d’une voix si douce, que l’enfant, qui jamais n’avait vu auparavant de créature si belle, sentit comme l’attouchement d’un être supérieur ou d’un ange qui le faisait fléchir jusqu’à terre, et baisa la