Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 7.djvu/178

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

modestes dans leur maintien, élégans dans leurs manières, irréprochables dans leur vie, et honorables dans leur conduite soit entre eux, soit à l’égard du monde. — Il n’est pas impossible peut-être que (par hasard) vous entendiez un littérateur dire du mal de son frère; mais pourquoi? Par malice? Point du tout. Par envie? En aucune façon. Simplement par amour de la vérité et par devoir public. Supposez par exemple que, tout bonnement, j’indique un défaut dans la personne de mon ami M. Punch, et que je dise que M. Punch est bossu, que son nez et son menton sont plus crochus que le nez et le menton de l’Apollon et de l’Antinoüs; ceci prouve-t-il que je veuille du mal à M. Punch? Pas le moins du monde. C’est le devoir du critique de montrer les défauts aussi bien que les mérites, et invariablement il accomplit son devoir avec la plus entière sincérité et la plus parfaite douceur. — Le sentiment de l’égalité et de la fraternité entre les auteurs m’a toujours frappé comme une des plus aimables qualités distinctives de cette classe. C’est parce que nous nous apprécions et nous nous respectons les uns les autres que le monde nous respecte si fort, que nous tenons un si bon rang dans la société et que nous nous y comportons d’une manière si irréprochable. La littérature est si fort en honneur en Angleterre, qu’il y a une somme d’environ douze cents guinées par an mise de côté pour pensionner les personnes de cette profession. C’est un grand honneur pour eux, et aussi une preuve que leur condition est généralement prospère et florissante. Ils sont ordinairement si riches et si économes, qu’il n’y a presque point besoin d’argent pour les aider. »


On est tenté de se méprendre, et pour entendre ce passage on a besoin de se rappeler que, dans une société aristocratique et marchande, sous le culte de l’argent et l’adoration du rang, le talent pauvre et roturier est traité comme l’exigent sa roture et sa pauvreté[1]. Ce qui rend ces ironies encore plus fortes, c’est la durée: il y en a qui se prolongent pendant un roman entier, par exemple celui des bottes fatales. Un Français ne pourrait continuer aussi longtemps le sarcasme. Il s’échapperait à droite ou à gauche par des émotions différentes, il changerait de visage et ne soutiendrait pas une attitude si fixe, indice d’une animosité si décidée, si calculée et si amère. Il y a des caractères que Thackeray développe pendant trois volumes, Blanche Amory, Rebecca Sharp, et dont il ne parle jamais sans insulte ; toutes deux sont des coquines, et jamais il ne les introduit sans les combler de tendresses : la chère Rebecca ! la tendre Blanche ! La tendre Blanche est une jeune fille sentimentale et littéraire, obligée de vivre avec des parens qui ne la comprennent pas. Elle souffre tant, qu’elle les ridiculise tout haut devant tout le monde; elle est si opprimée par la sottise de sa mère et de son beau-père, qu’elle ne perd pas une occasion de leur faire sentir leur stupidité. En bonne

  1. « L’esprit et le génie perdent vingt-cinq pour cent de leur valeur en abordant en Angleterre. » (Stendhal.)