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qui nous occupe. Le poète Vâlmiki nous y ramène lui-même, en signalant dans ces forêts mystérieuses la marche des êtres malfaisans qui errent pendant la nuit. Ces mots, qui semblent jetés au hasard, rappellent au lecteur la marche aventureuse de Râma, et au héros lui-même la mission qu’il doit accomplir. Râma, on l’a vu déjà, a reçu d’abord les armes symboliques par lesquelles les législateurs caractérisent la puissance royale. Plus tard, le don de la double science lui a été accordé : il ne peut vieillir, ni être vaincu, ni ressentir les effets d’aucun maléfice. Au moment où il va quitter l’ermitage d’Atri pour pénétrer dans la forêt Dandakâ, — laquelle n’est autre que la presqu’île de l’Inde, alors inhabitée, — marchant ainsi vers Ceylan, où il rencontrera le géant Râvana, le vieux solitaire lui parle d’un autre sage des temps anciens, nommé Agastya. Celui-là non plus ne pouvait être d’aucune manière le contemporain de Râma ; mais les poètes hindous procèdent ainsi : au lieu de conduire leurs héros dans les champs élyséens ou de les y transporter en rêve, pour leur montrer les grands hommes de leur race, ils placent ces mêmes personnages sur leur route et les mettent en scène dans le récit.

Prenons donc Agastya tel qu’il est dans le Râmâyana, pieux anachorète, paisible habitant de la Forêt-Noire, et guéri des grands accès de colère auxquels il était jadis trop sujet, La légende en effet lui reproche d’avoir, dans une circonstance mémorable, avalé l’Océan tout d’un trait, et dans une autre, non moins célèbre, abaissé d’un mot les monts Vindhyas, qui séparent l’Hindoustan de la presqu’île indienne, châtiant ainsi la mer et les montagnes, qui avaient osé lui désobéir ! Guidé par les indications que lui a données Atri, le jeune héros, suivi de sa femme et de son frère, va chercher la demeure d’Agastya. Voyez-les passer tous les trois : Râma ouvre la marche, la belle Sitâ vient ensuite, et à l’arrière-garde paraît Lakchmana, qui porte l’arc et les flèches. Autour des trois voyageurs se déroule un immense paysage coupé de lacs et de rivières, et que de hautes montagnes encadrent à l’horizon. Sur les arbres et à travers les broussailles épaisses voltigent en gazouillant et rugissent dans l’omLre toutes sortes d’oiseaux et de gros quadrupèdes : on dirait un tableau de Breughel de Velours. Les gracieux volatiles et les bêtes féroces reviennent souvent dans les poèmes indiens, parce que les animaux qui errent librement dans les bois rappellent les époques primitives où l’homme n’avait pas encore pris possession de la terre. Placés dans ce milieu sauvage, Râma, Sitâ et Lakchmana, qui voyagent à pied et se suivent à la file, ressemblent un peu à trois Indiens de l’Amérique descendant des hautes vallées des Cordillères vers les rives de l’Orénoque ; mais le poète a su mettre l’auréole au front de ces faibles mortels. Râma a pour mission de porter jusqu’à Ceylan la