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ditation des perfections de Brahme[1], ils ne parvenaient point à bannir de leur cœur cette crainte superstitieuse et involontaire qui trouble l’homme dans les ténèbres, et lui fait sentir si tristement sa faiblesse. Il arrivait souvent que quelque barbare de la forêt, attiré par la curiosité ou poussé par la faim, s’approchait furtivement du solitaire, épiait l’heure du sacrifice et dérobait l’offrande destinée aux dieux. Dans son effroi, le solitaire criait : « Au rakchasa ! » L’intervention du guerrier ou kchattrya devenait alors nécessaire. Lui seul pouvait défendre l’ermite désarmé contre les attaques de l’ogre. La tradition d’ailleurs s’accorde à représenter le rakchasa comme un géant à la face hideuse, changeant de forme à volonté, qui se faisait un jeu de troubler les sacrifices pour contrarier les dieux, enlevait volontiers les femmes des Aryens et dévorait les petits enfans. La peau blanche des Aryens paraissait avoir un attrait tout particulier pour le monstre cannibale.

Délivrer le pays de ces êtres redoutables, c’était d’abord protéger les brahmanes et leur culte, favoriser l’expansion de la loi védique, prendre en main la cause des dieux, dont les sacrifices étaient souvent interrompus : c’était accomplir le premier devoir du kchattrya. Aussi, quand les castes furent constituées dans l’Inde, dès qu’il y eut une classe d’hommes d’élite vouée à la profession des armes et tout à fait distincte de celle qui se consacrait à l’exercice du culte, vit-on commencer la lutte des guerriers contre la race des ogres et des démons. Tous les héros que la tradition considère comme des fils ou des incarnations de la Divinité ont débuté par des exploits de ce genre. Tout dieu qu’il est, Krichna enfant triomphera des démons qui, sous la forme d’un héron, d’une corneille, d’un taureau, d’une ogresse et même d’un tourbillon de vent, menacent son berceau, comme les serpens menaçaient celui d’Hercule. Les héros du Mahâbhârata, les cinq fils de Pândou, et le pieux Râma consacrent leur jeunesse et une partie de leur âge mûr à la destruction des géans et des titans. Ils sont des explorateurs aventureux et des princes triomphans de la famille des Jason, des Thésée et des Persée, des bienfaiteurs de l’humanité, comme le vainqueur du lion de Némée ; ils sont enfin des chevaliers errans à leur manière, ayant pour amis et pour ennemis des enchanteurs, et destinés à vaincre toujours, quoiqu’à travers mille périls et mille aventures.

  1. Il ne faut pas confondre Brahme avec Brahma. Le premier est le dieu impersonnel de qui émane toute création ; le second est la première des trois divinités qui composent la triade indienne, le créateur, le grand père des êtres. Brahme, qui est du genre neutre en sanskrit, peut être défini : la cause divine, l’essence du monde, le grand tout d’où sont sorties les créatures, et qui les absorbera de nouveau à la fin des temps.