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Ce sera, par exemple, quelque pensée subtile et excessive sur l’unité absolue de l’Être divin, unité qui ne laisse place à aucune différence et absorbe l’un dans l’autre les attributs de la divinité. (Voyez le Monologium, chap. 17.) D’où vient cette idée ? Elle ne vient pas de saint Anselme, qui invente peu ; elle n’est pas proprement chrétienne, ni purement platonique. D’où vient-elle donc ? C’est une idée alexandrine infiltrée dans la tradition, soit par Denys l’Aréopagite, soit par Scot Érigène, soit le plus souvent par saint Augustin, qui, dupe de l’apparente analogie de Plotin avec Platon, a trompé ses disciples et toute la postérité.

Je donne cet unique exemple ; mais combien pourrai-je citer dans les mystiques du moyen âge, dans saint Bernard et saint Bonaventure, dans Hugues et Richard de Saint-Victor, et à plus forte raison dans les mystiques irréguliers, tels que maître Eckart, Tauler et Ruysbroeck, combien, dis-je, de pensées, de formules, de théories qui viennent en droite ligne de l’école de Plotin ! J’en montrerais dans l’Imitation de Jésus-Christ, j’en citerais dans saint Thomas lui-même, tout péripatéticien qu’il soit, et comme tel, fort éloigné, j’en conviens, de l’idéalisme et du mysticisme. C’est que saint Thomas, s’il prend ses formules dans Aristote, ne peut pas ne pas prendre ses idées dans le dogme et dans les pères. Enfin, il n’est pas jusqu’aux modernes où cette infiltration des idées alexandrines ne se montre à leur insu ; je trouve des théories plotiniennes dans le traité de Bossuet, De la Connaissance de Dieu et de soi-même ; j’en trouve plus encore dans l’ouvrage de Fénelon sur l’Existence de Dieu, et nul théologien ne me contredira quand je dirai que toute la polémique des deux illustres évêques se rapporte à des idées mystiques qui ont leur racine dans les Ennéades de Plotin.

Voilà déjà certes de suffisantes raisons pour remercier M. Bouillet de son consciencieux travail. Rien que donner une version exacte de Plotin, c’était une grande et courageuse entreprise, car il n’y a rien dans l’antiquité de plus difficile que les Alexandrins. Ils sont les derniers venus ; leur langue est une langue de décadence, subtile, compliquée, raffinée, belle encore, mais d’une beauté qui se ternit et se corrompt. Plotin sait Platon par cœur, mais il n’est guère moins pénétré d’Aristote, et il mêle tous les styles, comme il voudrait fondre toutes les idées.

M. Bouillet, en face du texte de Frédéric Creuzer, n’avait d’autre secours que la version latine, admirable il est vrai, de Marsile Ficin, et les essais de traduction donnés en Angleterre par Taylor, et en France par l’habile et infatigable interprète d’Aristote, M. Barthélémy Saint-Hilaire ; mais à mesure qu’il traduisait les Ennéades, M. Bouillet n’a pas tardé à s’apercevoir qu’en dépit de tous ses efforts, son français, si clair et si correct qu’il pût être, risquait de paraître aussi obscur que le grec de Plotin. Il a donc ajouté des notes toujours exactes, toujours nettes, sobres et instructives, et quand il a vu que plusieurs de ces notes, par leur indispensable développement, rompaient le tissu de la composition, il les a placées à part, à la fin du volume, où elles forment une série d’éclaircissemens historiques et critiques du plus grand prix. Des sommaires, composés avec un soin scrupuleux, selon une méthode déjà suivie par M. Bouillet dans son édition de Bacon, justement estimée en France et en Angleterre, complètent ce vaste travail d’interprétation