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tiennent une place si considérable dans la littérature anglaise. C’est un genre nécessairement froid. Le développement d’une pensée morale ou d’une théorie philosophique comporte difficilement un appel aux passions. L’imagination y trouve son compte plus que le cœur par la facilité avec laquelle ces sortes d’ouvrages se prêtent aux récits épisodiques et aux descriptions. Aussi l’abus des descriptions et par suite la monotonie sont l’écueil sur lequel vinrent échouer presque tous les successeurs de Pope. Goldsmith n’y a échappé peut-être que par la brièveté de son poème, qui n’a pas plus de cinq cents vers. Le but du poète est de prouver que, par une sage et équitable disposition de la Providence, la somme de bonheur est à peu près la même dans tous les pays, quels qu’en soient le climat et la forme de gouvernement ; — que la source de notre félicité est dans notre cœur, et non dans les circonstances au milieu desquelles nous sommes placés ; — que la vertu, la sagesse et la modération suffisent partout à nous rendre heureux. Ce cadre contenait naturellement la description des pays que Goldsmith avait visités, et la fidélité de ses peintures, prises sur la réalité même, n’est pas un des moindres charmes de son œuvre. Par l’élégance, la noblesse et l’harmonie soutenue de la versification, le Voyageur rappelle la manière de Pope : c’est la même pureté de style, le même fini dans l’exécution. On y trouve moins d’ampleur et d’abondance dans les développemens ; mais la touche est plus délicate et plus fine, et il s’échappe de ces vers un parfum de sensibilité, de grâce et d’exquise honnêteté qui repose et ravit l’âme.

Inconnu la veille de cette publication, le nom de Goldsmith fut le lendemain dans toutes les bouches. Grand fut l’étonnement dans le monde des beaux esprits, des journalistes et des libraires, que cet homme si timide et si lourd, ce compilateur à une guinée la feuille fût l’auteur d’une œuvre aussi exquise. Il fallait nécessairement que Johnson y eût mis la main ; mais Johnson repoussa énergiquement cette insinuation, et fut le plus ardent à revendiquer pour Goldsmith tout le mérite du Voyageur. Les éditeurs affluèrent autour de l’écrivain jusque-là dédaigné pour lui faire des offres de service ; les gens du monde voulurent le connaître. Adieu son existence modeste et retirée, adieu son humble chambrette, adieu les paisibles soirées au café de Temple-Exchange et les parties de whist avec d’obscures connaissances : il fallut prendre un appartement pour y recevoir les gens de bonne compagnie, s’habiller à la mode avec une tournure qui bravait l’art du tailleur, et s’essayer aux belles manières. Le Vicaire de Wakefield, que Francis Newbery se décida à tirer de ses cartons après le succès du Voyageur, vint porter au comble la réputation de Goldsmith : il s’en vendit trois éditions en cinq mois. Il