Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/883

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

annuel de 100 guinées pour deux articles amusans par semaine. Telle fut l’occasion des lettres d’un philosophe chinois, qui furent presque immédiatement traduites en français sous le nom de Lettres chinoises, et que Goldsmith a republiées plus tard en volumes sous le titre du Citoyen du Monde [the Citizen of the World), qui est demeuré à l’ouvrage. Ces lettres, au nombre de cent vingt-trois, eurent un immense succès ; elles assurèrent la prospérité de l’entreprise de Newbery. Moins connues des étrangers que le Spectateur, elles sont mises en Angleterre par les bons juges au niveau, sinon au-dessus de l’œuvre d’Addison. Elles ont assurément une portée philosophique plus haute. Goldsmith n’est pas seulement un peintre caustique des mœurs contemporaines. Addison, après quelques jours de pauvreté, a parcouru rapidement la carrière de la fortune et des honneurs : il se moque agréablement des ridicules du monde au milieu duquel il vit, il reconnaît et signale autour de lui les faiblesses inhérentes à la nature humaine ; mais il ne voit rien à changer dans la société. Goldsmith a eu la misère pour compagne assidue de sa vie, il a vu la pauvreté sous toutes ses faces, à tous les degrés et dans tous les pays : il connaît les souffrances et les besoins du peuple parce qu’il les a partagés. Fils cadet, il a été dépouillé de sa part d’héritage par un scrupule de faux orgueil ; boursier, il a été dédaigné par ses riches condisciples et humilié par ses professeurs ; prisonnier, il a subi le contact des êtres les plus dégradés. Il a vu de près les horreurs de la législation sur les dettes, les misères du professorat, la mendicité des gens de lettres ; il sait combien le mérite a de peine à percer, il sait ce qu’il en coûte pour vivre honnêtement quand on n’a pour soi que le travail et le courage. Aussi sa sympathie est-elle pour ceux qui souffrent ; s’il aperçoit le côté ridicule de la société, il en voit mieux encore le côté douloureux. Il ne quitte guère le ton du badinage, parce que son rôle est d’amuser ; mais que son rire est près des larmes ! Que de vues profondes, que de pensées d’améliorations il jette en passant sous cette forme plaisante et légère ! Tous les progrès que les cent dernières années ont vus s’accomplir, depuis la réforme des prisons jusqu’à celle des lois sur la chasse ou sur le divorce, depuis la simplification de la procédure jusqu’à l’abolition de la pluralité des bénéfices, se retrouvent en germe dans les lettres du philosophe chinois. Nul n’a plus de bon sens et d’esprit qu’Addison, il est impossible de n’être pas charmé par cette raison ferme, nette, et toujours revêtue d’un tour ingénieux ou caustique ; mais vous êtes amusé, vous n’êtes point ému. Goldsmith a autant de finesse et moins de malice ; sa raison, aussi droite et plus profonde, s’adresse au cœur plus qu’à l’esprit, et il se mêle à sa gaieté, même lorsqu’elle est la plus franche, une