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me fournir les moyens de parcourir honorablement cette périlleuse carrière. Il avait quelques amis dans l’expérience desquels il avait la plus entière confiance : il les consulta, et, suivant les idées généralement répandues à cette époque, on lui persuada que, pour devenir un véritable homme de mer, il fallait avoir passé un certain temps à bord des navires du commerce[1]. Un armateur de La Rochelle voulut bien promettre de m’embarquer sur le premier navire qu’il expédierait. L’occasion malheureusement ne se fit pas attendre. Une lettre vint annoncer à mon père qu’un navire était en partance pour la côte d’Angola, où il allait faire la traite des noirs, et qu’une place m’y avait été réservée. Ce départ si précipité m’affligea. Les efforts que je faisais pour dissimuler mon chagrin n’échappèrent pas à mon père, et il fut le premier à me proposer de renoncer à un projet dont l’accomplissement paraissait m’être si pénible ; mais la carrière que j’avais choisie n’était guère compatible avec l’excès de sensibilité dont je n’avais pu me défendre. Je le compris, et pour la troisième fois, à l’âge de seize ans, après deux mois à peine de congé, je m’éloignai de la maison paternelle, sinon sans verser quelques larmes, du moins sans laisser soupçonner que le moindre sentiment de découragement eût trouvé place dans mon cœur. Le soir même de mon arrivée à La Rochelle, je me rendis à bord du bâtiment, où m’attendaient les épreuves d’un second noviciat, sans lequel mon éducation eût été considérée comme incomplète. Quelques heures après, nous étions sous voiles.


II

En 1788, l’Inde et le Canada étaient perdus pour la France. Les Antilles seules entretenaient le mouvement de notre navigation marchande.

  1. Était-ce vraiment un préjugé, comme on serait tenté de le croire aujourd’hui ? En tout cas, ce préjugé, avant la révolution, régnait en Angleterre aussi bien qu’en France. « Je fus embarqué, dit Nelson dans l’esquisse qu’il a tracée lui-même des débuts de sa carrière, à bord d’un navire de commerce qui faisait les voyages des Indes occidentales et qui appartenait à la maison Hibbert. Si je ne revins de ce voyage ni plus policé ni plus savant, j’en revins du moins un bon et vrai matelot, plein d’horreur pour la marine royale, et répétant à tout propos ce dicton, en grande vogue alors chez les marins anglais : « C’est sur le gaillard d’arrière qu’on porte l’épaulette ; mais c’est sur le gaillard d’avant qu’on sait son métier. » Il me fallut plusieurs semaines pour me réconcilier avec un navire de guerre… » C’est un très mauvais sentiment que cette horreur du service militaire, et, comme on le contracte souvent dans la marine marchande, je comprends qu’on ne se soit point soucié d’assujettir nos jeunes gens à ce noviciat. Il n’en faut pas moins avouer que les officiers qui ont fait leur apprentissage sur les navires du commerce, if they did not improve in their éducation, comme dit Nelson, se sont presque toujours montrés practical seamen, pour emprunter encore les expressions du grand amiral anglais.