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dérive de la frégate entraînait la bouée trop vite, et le nageur faisait de vains efforts pour l’atteindre. Du reste, le désordre abord était complet. On jetait à l’eau tout ce qui se trouvait sous la main, les bailles à drisses, les cages à poules, les bancs de quart, en un mot tout ce qui pouvait flotter. On ne s’avisa enfin d’expédier une embarcation que lorsqu’on perdit tout espoir. On mit dans ce canot une boussole, et du haut des mâts de la frégate on indiqua au patron le point de l’horizon vers lequel il devait se diriger. L’homme fut sauvé ; mais au moment où l’embarcation arriva près de lui, ses forces étaient épuisées : quelques minutes encore, il allait disparaître.

Lorsque nous nous présentâmes à l’est du golfe de Gascogne, nous étions à la veille de manquer de vivres par suite de l’odieux détournement commis près de la rade d’El-Mina. Nous avions cependant rencontré déjà deux bâtimens qui avaient bien voulu venir à notre aide, l’un français, parti du Havre et allant aux Antilles, l’autre anglais, se rendant à la Jamaïque. Tous deux nous avaient donné toutes les provisions, dont ils pouvaient disposer sans compromettre leur voyage. Les équipages de ces navires étaient si peu nombreux, qu’un mois de leurs vivres n’était qu’une ressource insignifiante pour nous, qui comptions environ deux cent-cinquante hommes. La ration, depuis plusieurs jours, n’était plus que de huit onces de pain ou de biscuit. Il fallut successivement la réduire à six, à quatre, enfin à deux onces. On était au mois de novembre : le froid était extrême et les vents, toujours contraires, nous menaçaient de toutes les horreurs de la famine. Chacun de nous cherchait à assouvir ou à tromper sa faim par tous les moyens imaginables. Pour moi, je poursuivais dans les haubans de la frégate les oiseaux jetés au large par le vent. Mon agilité m’était en ces tristes conjonctures d’un grand secours ; je réussis à faire quelques bonnes captures. Quand après plusieurs heures de poursuite j’avais enfin saisi quelque oiseau, j’étais si affamé que je ne prenais pas le temps de le plumer : je le présentais au feu de la cuisine, qui le plumait et le cuisait tout à la fois.

Nous n’approchions des côtes de France qu’avec une extrême lenteur. Aussi ne cessions-nous d’explorer l’horizon dans l’espoir d’y voir apparaître quelque bâtiment qui pût nous assister dans notre détresse. Une galiote hollandaise fut enfin signalée ; nous lui donnâmes la chasse et ne tardâmes pas à l’atteindre. Ce bâtiment, parti de Rotterdam, se rendait à La Rochelle. Nous lui prîmes la majeure partie de ses vivres, ne lui en laissant tout juste que pour un mois, Nos scrupules, si nous en éprouvâmes, furent bien vite étouffés. Nous étions en effet dans la dure nécessité de mettre à contribution les navires moins à plaindre que nous ou de mourir de faim. Cet impôt prélevé sur la pauvre galiote, dont l’équipage ne se composait