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il n’y a qu’une seule réponse à faire qui ne sente ni l’égoïsme, ni la vulgarité, ni la félonie. Fleminges eut un moment d’éblouissement ; puis, comme on se jette dans un abîme, il fit cette réponse-là.

Il allait à Paris. Il fut convenu qu’elle le rejoindrait. Quand elle l’eut quitté, il se demanda de quel étrange rêve il était le jouet. Le voilà, lui, Richard de Fleminges, associé décidément à une faiseuse de brioches ; en un instant, d’un seul bond, il a gravi tous les degrés de la funeste échelle sur laquelle il avait posé le pied. Il est au sommet maintenant, c’est-à-dire qu’il a la corde au cou, et qu’il ne lui reste plus qu’à se balancer avec grâce au bout de la potence. Ainsi pensait-il tout en se rendant au café où ses camarades célébraient par un punch suprême leur départ d’Herthal.

Il trouva une compagnie fort animée et assez nombreuse encore ; cependant la fête touchait à sa fin. Depuis longtemps, le répertoire des romances sentimentales était épuisé, on avait passé aux refrains les plus audacieusement gais, et de ces refrains mêmes on commençait à être un peu las. À une extrémité du café, quelques auditeurs bénévoles entouraient un chanteur intrépide ; partout ailleurs des groupes s’étaient formés. On était arrivé au moment où dans ces sortes de réunions toute impulsion générale disparaît pour faire place au caprice de chacun. Chez quelques-uns le vin devient tout à coup sérieux, ceux-là abordent sans peur les discussions les plus élevées ; chez d’autres, il tourne au mélancolique : pour ces buveurs, les bouteilles se transforment en autant de sépulcres d’où sort un essaim de tristes fantômes ; chez d’autres enfin, il est tendre. Parmi ces derniers figure le capitaine de gendarmerie qui veille aujourd’hui sur Herthal.

Ce capitaine est un bon compagnon qui a servi pendant quinze ans en Afrique. Il assiste à toutes les fêtes que donne la garnison, et malgré la nature de ses fonctions, au lieu d’arrêter la gaieté, il lui prête volontiers main-forte. Voilà ce qui le rend assurément fort aimable, mais du reste, je crois qu’on peut le dire sans méchanceté, ce n’est pas précisément un héritier des Lauzun ni des Richelieu. Outre un nez trop éclatant, l’honnête homme dont il s’agit possède un ventre qui prend chaque jour des dimensions plus orgueilleuses. Il sait tout cela parfaitement, il accepte à ce sujet maintes plaisanteries auxquelles il répond à merveille, et toutefois il est convaincu que la moitié du genre humain trouve à le voir un extrême plaisir. C’est là sa secrète pensée, secrète même est un mot de trop, car il ne cache point, pour peu qu’on l’en prie, ses nombreux succès auprès des femmes. Le soir dont il s’agit, le punch et le vin chaud l’avaient mis en goût extrême de confidence. Le hasard fit que Fleminges alla s’asseoir près de ce robuste suppôt de la galanterie.