Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/715

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

yeux. Imaginez une créature n’ayant rien cette fois ni de l’ange ni de la déesse, femme par excellence au contraire, avec une chair où circule un sang plein, comme la liqueur des grappes, d’une ivresse accessible à tous. Elle est assise sur une chaise rustique, elle tient un ouvrage, mais ne coud pas : le diable ne peut pas laisser travailler une pareille fille. Sans avoir rien de cette courbe fatiguée des tailles trop frêles, sa taille est un peu affaissée ; elle exprime, ainsi que l’attitude en même temps animée et attentive de sa tête, quelque entraînement invisible. C’est tout au plus si elle a vingt ans ; toutes les fêtes et toutes les ardeurs du printemps sont sur ce visage, Les yeux dardent un feu à brûler comme un amas de paille tout ce que les cœurs choisis pour arsenaux par la sagesse peuvent enfermer d’armes et d’engins contre le plaisir.

Fleminges n’avait pas affaire à un guide bavard ; il ne put obtenir sur ces portraits que des renseignemens très concis et très obscurs. La maison lui convint. Après en avoir parcouru chaque pièce, il erra dans un jardin touffu, vraie république d’arbres et de plantes dont le jardinier n’était le chef que de nom à coup sûr. Ce jardin acheva de le ravir.

— Dès demain, dit-il, je veux venir habiter ce logis, si on me le laisse à des conditions tolérables.

— Monsieur est donc marié ? s’écria le jardinier, ne pouvant pas croire qu’un homme choisît pour lui seul une aussi vaste demeure.

Fleminges ne répondit pas et se mit à sourire. Il était marié depuis longtemps, et assez peu secrètement, à la dame qui réclame les plus grands espaces pour ses ébats, et que les artistes appellent la fantaisie, les philosophes l’imagination, les sots la folie.

Il s’en alla finir sa soirée au café. Le café où vont les officiers à Herthal est d’une physionomie attrayante. De grands arbres plantés devant la porte forment, en entrelaçant leurs branches, un abri qui convient parfaitement à la rêverie de la bière et du cigare. Fleminges s’assit sous la verdure tout occupé de son nouveau gîte. Un vieil habitant du pays, qu’on appelait le baron de Mière, vint prendre place auprès de lui. M. de Mière avait passé quelques années de sa jeunesse dans la garde royale. Il tenait toujours à la famille militaire par ces liens que conservent soigneusement ceux mêmes qui ont été appelés à y figurer le moins longtemps. C’était l’ami de toutes les générations d’officiers qu’il avait vues passer sous ses yeux du sein de sa retraite. Aimable discoureur, guide obligeant, il initiait à tous les mystères d’Herthal les divers compagnons que lui envoyaient les changemens de garnison. On sentait qu’il n’avait pas toujours vécu dans un coin obscur de la France. Son esprit ne manquait ni d’originalité, ni d’élévation, ni de verve, et sa médisance,