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que, lui aurait dit souvent M. Béranger, qui paraît à quelques-uns la dissémination des forces du peuple, doit en être, à mon avis, la plus puissante concentration. Quand le droit de tous est représenté, quand la volonté de tous est exprimée, cette volonté doit être irrésistible. »

Oui, aurait répondu le moindre disciple de la sagesse antique, si cette volonté est juste ; mais, si vous ne mettez en avant que la puissance du nombre, le poids de la foule, votre langage devient la négation du droit en lui-même : vous n’admettez pas une justice absolue, antérieure et dominante, à laquelle la loi même doit se conformer ; vous violez ou vous ignorez les principes, et vous faites mentir les mots, car ce que vous appelez la volonté de tous n’est jamais que la volonté de la majorité, et cette majorité même n’a pas le droit d’imposer l’iniquité.

Quoi qu’il en soit, M. Béranger voulait pour la république de 1848 un gouvernement plus concentré, plus dictatorial que les gouvernemens parlementaires, et il conseillait à M. de Lamartine, si l’occasion lui revenait, de prendre tout au moins une dictature de dix ans ou une dictature à vie, avec faculté de désigner son successeur, le tout afin de donner à la liberté le temps de devenir une habitude[1]. » On ne reconnaît pas ici la piquante raison et la précision d’idées du poète populaire. Comment en effet la liberté deviendrait-elle une habitude, pendant qu’elle serait suspendue ? L’interruption est bien plutôt faite pour amener la désuétude.

Du reste, lorsqu’il résumait ainsi sa doctrine politique, M. Béranger en faisait surtout l’application à un peuple, disait-il, plus soldat que citoyen ; mais M. de Lamartine, en confirmant cette pensée, la généralise. Le pouvoir concentré du peuple, la dictature populaire, si facilement personnifiée, quand elle est absolue, lui paraît la vraie solution du problème social ; « car, dit-il, la liberté n’a pas moins besoin de gouvernement que la monarchie. » De gouvernement, oui ; mais vous parlez de dictature, et ce n’est pas la même chose.

Ici, je le crois, malgré le progrès du temps et l’autorité même du publiciste, que M. de Lamartine appelle l’homme-progrès[2], on peut à propos rappeler ces maximes de la vieille sagesse politique, qui, de bonne heure instruite par toutes les vicissitudes des grands et des petits états et toutes les formes de tyrannie ou de liberté qu’elle avait sous les yeux, s’était naturellement élevée à la recherche d’une justice absolue et d’une règle d’équité suprême, indépendante de la tyrannie de tous ou d’un seul.

  1. Cours de Littérature, entretien 22e, p. 338.
  2. Cours de Littérature, entretien 24e, p. 252.