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se chargea bientôt de démontrer à la France que son instinct ne l’avait pas trompé. La restauration ne négligea rien pour persuader à la France qu’il y avait en effet dans la nation des vainqueurs et des vaincus. Or les vaincus étaient très nombreux, ils composaient la France entière ; les vaincus, c’étaient les classes émancipées par la révolution et les débris des armées qui avaient suivi, pendant vingt ans, en tout pays, la fortune de la France. C’est cette minute de découragement que marquent les chants de Béranger. Au milieu d’un silence profond, où l’on n’entendait encore que les cris des victimes de la défaite et les menaces des vainqueurs, cette voix s’éleva, et la France prêta l’oreille. On a dit souvent que Béranger avait consolé la France de l’invasion ; l’expression n’est pas trop forte. Oui, ces chants furent alors une consolation et même une espérance ; ils apaisèrent les douleurs et les regrets, ils réveillèrent les courages. Aussi ces chants méritent-ils, quelle qu’en soit la valeur littéraire, d’être appelés patriotiques, et ils resteront attachés au souvenir de l’invasion comme un poétique commentaire des émotions qui traversèrent alors le cœur de la France.

Ces sentimens, auxquels Béranger donna une voix, furent donc ceux de la France entière, sans acception de classes et de partis ; mais le poète réveilla bien d’autres échos, et contre la restauration il souleva les plus redoutables souvenirs. Quoi qu’ils puissent penser des opinions de Béranger, ses plus obstinés défenseurs ne nieront pas que s’il combattit les Bourbons, ce fut beaucoup plus au nom de l’honneur national qu’au nom de la liberté, avec le souvenir de l’empereur qu’avec le souvenir de la république. On a demandé plusieurs fois, et récemment encore, si Béranger avait appartenu à un parti ; on a dit qu’il tenait surtout à la révolution, et que les formes de gouvernement qu’elle pouvait revêtir étaient pour lui d’une importance secondaire. Je crois en effet qu’il pensait ainsi ; mais beaucoup pensent comme lui, qui pourtant ont une préférence pour une de ces formes politiques qu’on ne veut mettre qu’en seconde ligne. Nous avons tous, si je puis me servir de cette expression, une grande et une petite opinion. La grande opinion se compose d’un vaste ensemble d’idées et de sentimens relatifs à la situation générale de la société dans le siècle où nous vivons ; la petite opinion consiste dans la préférence de la forme politique sous laquelle nous voudrions voir se développer cette société. Nous connaissons tous la grande opinion de Béranger ; en avait-il une petite ? C’est une question assez obscure. À le suivre attentivement du commencement à la fin de sa carrière, on ne trouve dans Béranger que deux instincts opiniâtres et tenaces : la haine des Bourbons et l’admiration pour l’empereur. Toutes ses autres haines sont légères,