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cherche encore, il observe les directions de l’opinion publique, épie l’éclosion de nouveaux sentimens, et trouve cette fois quelques-uns des plus beaux chants de la littérature française, Jeanne la Rousse, les Bohémiens, le Vieux Vagabond, le Juif errant. Parti de la simple chanson grivoise et parisienne, il a passé tout près de l’ode, et a rencontré la ballade au terme de son voyage poétique. Il a débuté par la poésie artificielle des civilisations corrompues et factices, et il a fini par trouver la poésie de la nature. Ce grand succès, je le répète, il le doit à sa reconnaissance pour le public et à la croyance qu’il devait mériter sa renommée. Un pareil sentiment rachète bien des fautes contre le goût et même contre la morale, et il suffit à lui seul à justifier le respect dont la personne de Béranger était depuis longtemps entourée.

Les qualités poétiques que Béranger a montrées dans ses chansons sont très diverses et très opposées les unes aux autres. Il n’est pas trop téméraire d’avancer qu’il n’y a pas d’unité dans ce talent. Ses qualités ne s’enchaînent pas, ne se soutiennent pas, ne correspondent pas entre elles : c’est qu’en effet beaucoup ne lui étaient pas naturelles ; il les avait acquises à force de persévérance, de soin, de volonté et de ruse. L’art chez lui domine beaucoup la nature. Quels dons la nature lui avait-elle faits, et quelle était cette muse avant les conquêtes de l’étude et du travail ? Essayons de nous la représenter ; Béranger aimait les allégories, imitons-le. Il a dit plusieurs fois que lorsqu’il naquit chez le tailleur son grand-père, une fée fut surprise auprès de son berceau. La fée y était-elle ? Oui, mais ce n’était pas la fée éblouissante qui fait rêver Oberon ; c’était une fée de la famille de celles qui accompagnent Puck dans ses expéditions espiègles, et qui l’aident à embrouiller les crins des chevaux et à faire aigrir le beurre dans les barattes. Seulement cette fée était une citadine et avait été la compagne d’un Puck citadin. Elle apprit au poète toutes les espiègleries qui lui étaient familières, comment on éclaboussait un équipage armorié, comment on réveillait en sursaut les sacristains en sonnant les cloches à une heure intempestive, et comment on faisait grommeler les rois en jetant de petits cailloux aux vitres de leurs palais. Voilà la fée qui servit de marraine à Béranger ! Sur son berceau, elle déposa comme cadeaux de baptême, non la lyre d’Apollon, non la guitare chère aux amans, non la flûte pastorale, mais un sifflet d’ivoire très aigu, une petite trompette et un tambour. Les anciens se figuraient la Muse sous la forme d’un oiseau, musa ales. La muse de Béranger ne fut pas un de ces oiseaux au plumage splendide ou à la voix retentissante, faits pour habiter la grande nature et les forêts sonores ; ce fut à l’origine un pauvre petit moineau parisien, familier, effronté, libertin, ayant