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poudre. L’importance des événemens, l’animation de la lutte, les ivresses du triomphe, viennent en aide à la muse de Béranger, et attachent à chacun de ses chants une date historique : on ne sépare pas la chanson de l’acte auquel elle a participé. Dans Béranger donc, le personnage public et le poète se confondent, et on ne songe guère à les considérer séparément. La logique populaire, surtout en France, fait d’ailleurs un raisonnement qui paraît sensé, et qui souvent ne l’est guère : elle croit à une proportion entre le talent et les actes d’un homme. Pour avoir joué un aussi grand rôle au moyen de ses chansons, dit cette logique, il faut que l’homme ait reçu à un bien haut degré le don poétique ! — C’est ici que la tâche du critique devient délicate, car il est obligé de déclarer, s’il veut porter un jugement impartial, que le génie du poète n’est pas tout à fait en proportion avec le rôle qu’il a joué. Le don poétique, il l’avait reçu, cela est incontestable, mais non pas au même degré que les autres poètes illustres de ce temps. Cent mille personnes ont regardé passer son convoi ; mais deux mois avant sa mort, trente personnes accompagnaient au cimetière le pauvre Alfred de Musset, sacré poète par la Muse d’un baiser bien autrement amoureux et ardent que celui que, d’une lèvre légère, elle avait déposé en passant sur le front de Béranger dans une minute de facile complaisance[1]. La grâce un peu pâle, la rêverie à fleur d’âme qui animent quelques-unes des chansons de Béranger, ne sauraient soutenir la comparaison avec la tendresse passionnée, la sensibilité nerveuse et l’éloquence douloureuse d’Alfred de Musset. Ce n’est pas non plus par l’imagination que brille Béranger ; il est industrieusement inventif, et sa muse, abeille active, butine son miel avec une diligence ingénieuse ; mais il n’est pas trop hardi de dire qu’une seule des merveilleuses images de ce grand maître des formes, des couleurs et des sons, qui vit maintenant en exil, écraserait vingt de ces frêles métaphores et de ces aimables fleurs de rhétorique que le bon Béranger est parvenu à faire croître dans son parterre poétique, à la sueur de son front. Parlerai-je de l’élan, de cet essor qui, avant toute autre qualité, constitue le poète, et qui semble lui être si naturel, que les idées d’ailes et de vol sont indissolublement associées à l’idée de poésie ? Comment comparer l’essor léger et pénible à la fois de cette

  1. Même parmi ces trente personnes qui suivaient le convoi d’Alfred de Musset, combien y en avait-il qui eussent voulu avouer que la France venait de perdre son plus grand poète ? Les jugemens portés sur l’auteur des Nuits sont une preuve frappante que les vrais juges en matière poétique sont aussi peu nombreux que les poètes eux-mêmes. Et dans cette Académie dont il fit partie, les jours où l’on célébrera les morts illustres de l’année, on oubliera dédaigneusement le nom de celui qui fit les plus belles, les seules élégies de la littérature française, et qui prêta à la passion un langage inconnu en France avant lui.